Arcelor, une morale d’acier

Le patriotisme économique de Thierry Breton vient un peu tard pour empêcher le rachat d’Arcelor par le supergéant indien Mittal Steel. En amont, une privatisation bien française et l’oubli des « vieilles économies ». En aval, une question prégnante : que peut faire le Conseil européen ? En annonçant, le 28 janvier dernier, son intention de s’emparer d’Arcelor, Lakshmi Mittal, propriétaire majoritaire du groupe Mittal Steel (1), a provoqué un émoi bien au-delà du « petit monde » de l’acier. Bien sûr, les marchés ont immédiatement réagi (les perspectives de profit ont fait grimper les cours d’Arcelor), les salariés ont manifesté leur hostilité, et la perspective d’une opération qui ferait de Mittal Steel un supergéant de l’acier mondial (2) fait pressentir une accélération des concentrations sur le marché de l’acier. Mais au-delà de ces réactions prévisibles, l’affaire Mittal-Arcelor a secoué l’opinion publique au point que le gouvernement n’a pu éviter de s’exprimer (dans tous les sens) sur la question. Après les Américains qui ont voulu nous ravir Danone, voilà les Indiens qui s’attaquent à notre acier !

Concentrations multiples

Dans un secteur où les concentrations sont importantes depuis les années 1970, il est logique que les uns cherchent à s’emparer des autres avant de se faire eux-mêmes avaler. Les groupes Arcelor et Mittal Steel sont d’ailleurs eux-mêmes les fruits de ces absorptions. Malgré leur boulimie, ils ne représentent cependant que 10 % de la production mondiale. Les perspectives de concentration sont donc encore très larges, et chacun cherche à atteindre une taille critique pour amortir ses coûts fixes. Mittal Steel est majoritairement implanté en Asie, en Afrique (du Nord et du Sud), en Russie et en Europe de l’Est, Arcelor en Europe de l’Ouest et en Amérique ; le premier produit de l’acier bas de gamme, le second, du haut de gamme : les deux groupes sont complémentaires. Enfin, grâce à de faibles coûts de main-d’œuvre, Mittal Steel dégage une forte profitabilité qui lui donne les moyens de se payer une entreprise européenne.

Inquiétude des salariés

Dès l’annonce de l’OPA, les syndicats de salariés des pays concernés (France, Belgique, Espagne et Luxembourg) se sont déclarés hostiles à l’opération. Qu’une OPA résulte d’une logique industrielle ou financière, elle se solde souvent par des licenciements. Le contexte actuel du marché de l’acier pousse les producteurs à une recherche d’augmentation des marges unitaires, dans laquelle la main-d’œuvre joue le rôle de variable d’ajustement. On comprend donc l’inquiétude des salariés d’Arcelor. Si la complémentarité des groupes éloigne la perspective d’une délocalisation des sites de production d’Arcelor, ce risque existe bel et bien à plus long terme : en s’emparant de l’avantage technologique d’Arcelor, Mittal Steel éviterait des coûts de recherche, et pourrait à terme faire produire au Sud ce que le Nord est aujourd’hui seul à fournir, laissant sur le carreau les salariés européens. Actuellement, cependant, l’acier haut de gamme est consommé par les pays du Nord, et les coûts de transport limitent les opportunités d’internationalisation de la production. Le Sud quant à lui se contente parfaitement pour l’instant d’un acier bas de gamme : « Les nouveaux consommateurs d’acier (la Chine, l’Inde et bientôt d’autres pays de cette région) n’ont pas la même culture de l’acier que nous, pour nous issue de la révolution industrielle, explique Luc Egnell, économiste chez E-Chem. A titre d’exemple, la part des aciers austénitiques (c’est-à-dire contenant du nickel qui donne les meilleures propriétés anti-corrosion à l’acier, mais très coûteux en raison de la hausse du cours du nickel) est passée en Chine de 77 % en 2003 à 60 % en 2005, au profit d’alliages manganèse moins coûteux. Pour construire les gratte ciel de Shanghai, cette qualité suffit sans doute amplement. » Mittal n’aurait donc aucun intérêt à délocaliser les sites d’Arcelor. Son annonce ravive cependant la peur des « géants du Sud », hier la Chine, aujourd’hui l’Inde. Les mutations rapides de la division internationale du travail et la peur de voir notre place de leader économique s’effacer au profit de pays du Sud est au principe de nombreux discours hostiles à cette OPA. Il apparaît cependant délicat d’interdire aux entreprises indiennes ce que les entreprises européennes ne se sont jamais privées de faire en Inde : sous le « patriotisme économique », la nostalgie du colonialisme ? Nous n’aurions d’ailleurs pas moins de contrôle sur les activités d’un Arcelor indien qu’aujourd’hui puisqu’il relève déjà du droit privé. Cependant, comme le souligne Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques : « une entreprise française, qui produit et vend en France, est plus sensible au problème local de l’emploi (ne serait-ce que pour son image) qu’une entreprise basée à l’étranger, pour qui les emplois ne relèvent que d’un arbitrage entre deux territoires. »

politique industrielle ?

L’affaire Mittal-Arcelor rappelle enfin l’absence d’une politique industrielle française des matières premières, que les mirages de la « nouvelle économie » semblent avoir reléguée au rang des dinosaures. Le gouvernement français prévoit de définir huit secteurs pour lesquels il pourrait se réserver le droit d’empêcher que les entreprises françaises ne soient victimes de prédateurs : la « vieille économie » n’en fait pas partie. La Commission européenne ne semble pas s’en soucier davantage. La tertiarisation de l’économie et la diffusion des nouvelles technologies condamnent-elles l’Europe à ne produire plus que des services aux personnes et de l’aéronautique ? Faut-il rappeler que l’Union européenne (dont la première pierre fut la Communauté européenne du charbon et de l’acier !) reste le second consommateur mondial d’acier après la Chine ? Il apparaît alors plus que pertinent d’assurer nos approvisionnements, au moyen d’une politique industrielle volontariste : « En présence d’une entreprise très importante pour l’économie, parce qu’elle emploie beaucoup de main-d’œuvre, qu’elle a une grande capacité d’innovation et de recherche, et parce que l’acier est toujours un bien intermédiaire important pour l’activité économique, l’Etat est fondé à intervenir » commente Henri Sterdyniak. Mais que peut l’Etat face au marché ? L’économiste répond : « se doter d’une banque nationale d’investissement qui serait utilisée pour prendre des participations dans les entreprises considérées comme cruciales ». Une nationalisation partielle qui permettrait notamment de prévoir des investissements de long terme. Ce n’est pas en présentant des « plans anti-OPA » que l’on protège une partie de son industrie, à l’image de la réaction du gouvernement Villepin (3), mais en contrôlant une partie de son capital. Arcelor est une entreprise de droit luxembourgeois de laquelle l’Etat français s’est écarté : « quand la France a privatisé, le gouvernement n’a pas cherché à conserver une minorité de blocage » rappelle Henri Sterdyniak. Pour Arcelor, un des rares symboles de l’Europe industrielle, c’est donc à la Commission européenne de réagir. Mais « la volonté politique n’existe pas », déplore l’économiste. C’est un euphémisme : dans le contexte idéologique actuel, l’idée peut même paraître « obscène ». Pourtant, il n’y a aucune fatalité à ce que les pouvoirs publics ne prennent pas de participation dans des entreprises jugées stratégiques. Encore faut-il les définir, et se donner les moyens de les financer. Au contraire, nos gouvernants ont semblé être ici pris de court : alors que l’OPA était prévisible, ce n’est qu’après son annonce que Thierry Breton s’est inquiété de rencontrer Lakshmi Mittal « dans les plus brefs délais ». C’était déjà trop tard.

/1. La famille Mittal possède 87,4 % des actions de l’entreprise Mittal Steel. Autant dire que ce groupe qui emploie 228 576 personnes dans 14 pays, réalisait un chiffre d’affaires de 18,3 milliards d’euros en 2004 et produisait 59 millions de tonnes d’acier en 2005… est une entreprise familiale !/

/2. Avec plus de 320 000 salariés, un chiffre d’affaires de près de 60 milliards d’euros et une production de plus de 110 millions de tonnes d’acier, le groupe constitué, si l’OPA de Mittal Steel sur Arcelor réussissait, serait trois fois plus gros que son premier rival, Nippon Steel./

/3. Ce système, déjà présent dans plusieurs pays, et notamment aux Etats-Unis, est d’ailleurs fort peu utilisé par les entreprises, dans la mesure où il a pour effet de dissuader les investisseurs./

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