Pavee Lackeen. La Fille du voyage. Le film de Perry Ogden se noue autour de l’être au monde d’une petite fille née dans une caravane, dans la communauté nomade des Irish Travellers. Parcours initiatique où une éducation parallèle opère son inclusion dans une société qui la voue à ses marges.
C’est par un lien, une poignée de mains symbolique que le spectateur est invité à entrer dans le film. La ligne de vie de l’une de ces mains ne tarde pas à révéler sa vérité : « Tout va marcher dans ta vie mais pas du jour au lendemain. Tu es une jeune fille intelligente… mais à la croisée des chemins. Tu cours, tu t’arrêtes, tu ne sais pas ce que tu fais. Tu aimes la musique et tu aimes les gens. Tu iras loin, mais tu ne resteras pas en Irlande. » Pavee Lackeen. La Fille du voyage s’ouvre sur ces paroles qu’adresse une vieille diseuse de bonne aventure à Winnie, dix-onze ans, plus tout à fait enfant, pas encore vraiment jeune fille, silencieuse, impressionnée par ces révélations. On pense à la scène inaugurale de Cléo de 5 à 7 avec la cartomancienne et le film entretient sans conteste une parenté avec l’univers d’Agnès Varda à mi-chemin entre le documentaire et la fiction : une même trajectoire féminine, un même absolu dans la confrontation avec le monde extérieur. Cléo menacée par la maladie sortait de son narcissisme et changeait radicalement son rapport aux autres en déchiffrant les signes du monde urbain au fil de sa pérégrination parisienne. Mona la fille errante des campagnes de Sans toi ni loi sombrait progressivement dans un processus d’extrême désintégration la conduisant jusqu’à la mort. Emilie, l’héroïne de Documenteur, femme séparée de l’homme aimé, vivait à Los Angeles son exil avec son fils.
La jeune Winnie, elle, tente tant bien que mal d’arpenter les routes du monde qui l’entoure, de se situer à la croisée même de tous ses chemins, d’en tenir les fils dans sa main. Ce monde, elle l’habite marginalement avec sa mère et ses frères et sœurs. Née dans la communauté nomade des Irish Travellers – qui compte aujourd’hui plus de 25 000 personnes -, Winnie vit dans une caravane située au bord d’une route dans une zone industrielle de Dublin. Les échappées dans la ville elle-même restent peu explicites et extériorisées – là-bas, c’est l’intérieur des commerces qui retient l’attention du réalisateur. Ce sont plutôt les lisières, espaces intermédiaires, abords de la ville, décharges publiques, stations-essence, zone portuaire, terrains insalubres, qui donnent ses frontières spatiales à ce remarquable long-métrage, premier film du photographe Perry Ogden, né en Angleterre en 1961 dans le Shropshire, ayant grandi à Londres et vivant aujourd’hui à Dublin. Sélectionné dans plusieurs festivals, Pavee Lackeen. La Fille du voyage est interprété par une famille d’acteurs non professionnels, les Maughan, qui s’étoile autour du puissant centre de gravité incarnée par Winnie dont le réalisateur, également chef-opérateur, traque, caméra à l’épaule, les moindres gestes, les moindres déplacements – en camion, à pied, à vélo, etc. Ainsi que les temps d’arrêt, comme lors d’une magnifique séquence où Winnie et sa sœur, après avoir passé des heures à s’apprêter, à se maquiller pour sortir en boîte de nuit, se retrouvent, immobiles, à manger des frites et des oignons dans le froid : « Qu’est-ce qu’on s’emmerde. » La moelle de La Fille du voyage et l’être-au-monde de Winnie ne font qu’un.
« Qu’est-ce qu’on s’emmerde »
« La vie est comme un compte en banque. Ce que tu y mets, tu le reprends », avait annoncé la diseuse de bonne aventure au visage buriné par les ans. La découverte du monde à laquelle s’adonne Winnie transite par son incessante mise à prix. La nouvelle roulotte que la famille souhaiterait acheter s’affiche à trois mille euros. Le frère, chargé de confier l’alliance de sa mère à un prêteur sur gages, n’en récolte que soixante-dix euros : la génitrice abandonnée par son mari répond en substance et non sans ironie que malgré vingt-cinq ans de mariage, son alliance n’a pas fructifié… Quatre euros d’essence permettent de raviver les lumières de la roulotte éteinte. Le jour où elle se rend dans un magasin de coiffure afro, Winnie se rend compte que plus les nattes (les extensions) sont longues, plus c’est cher. Cette « extension » de soi, ce prolongement de soi dans le monde, est bien celle que recherche Winnie, mais en procédant à l’inverse de la Rosetta des frères Dardenne. Suspendue de l’école pour s’être battue dans la cour de récréation suite aux moqueries que lui infligent les enfants « sédentaires », elle n’a même pas le privilège de faire l’école buissonnière pour faire ses expériences, utiliser le monde comme un terrain de jeu et de libre vagabondage. « Je traîne, je m’amuse », répond-elle simplement à une vendeuse amie spécialisée dans les objets indiens qui lui explique qui est Ganesh. La jeune enfant toujours en suspension se caractérise par un état de curiosité permanent qui déjoue toute généalogie. Les objets environnants ne cessent de happer son regard. Ainsi, elle attire l’attention de sa mère sur une mini-fontaine meublant la roulotte qu’elles n’ont pas les moyens d’acquérir. Tous les mots qu’elle ignore sont passés au crible de ses interrogations : « C’est quoi l’éducation ? » temps nomade, improvisation
En mettant en scène un lent processus d’inclusion dans le monde, qui prend la forme d’une éducation parallèle, Perry Ogden opère un tour de force et prend son sujet à contre-pied : à la frontalité de l’exclusion et de la discrimination sociales, il préfère les lignes obliques inventées par Winnie comme autant d’échappatoires et de remèdes à la solitude, à la désocialisation, au néant. Le vol dans le supermarché n’est suivi d’aucune sanction. La drogue sniffée par les enfants ne semble pas laisser de traces sur leur corps et leur esprit. Les agents de la mairie qui viennent signifier à la mère de Winnie qu’elle doit déménager n’ont rien de caricatural. Ce film qui relève davantage de la forme du conte que de l’économie du documentaire donne d’ailleurs plus de place aux adjuvants qu’aux opposants. Une cohorte d’assistantes sociales défile dans la caravane sans que leur rôle (« Je défends les Irish Travellers », affirme une jeune femme haut et fort) ne soit héroïsé ou magnifié. L’exclusion, plus forte, plus sourde, plus intériorisée, est véhiculée par l’impossibilité des enfants à être scolarisés dans des écoles sédentaires, par l’illettrisme qui règne dans la roulotte ou la difficulté de Winnie à décliner son identité et à s’inscrire dans le temps social. Ainsi, au médecin qui lui demande son âge et sa date de naissance, la petite fille répond qu’elle est née au mois de décembre, que son anniversaire a lieu quelques semaines après Halloween. Pour tenter d’alimenter coûte que coûte les questions du médecin, elle révèle que sa sœur Rosie a deux ans de plus qu’elle. En lui faisant écouter son propre cœur au stéthoscope, le médecin parvient à fixer l’attention de la jeune enfant sur son corps, à la faire entrer en relation avec elle-même au-delà de son appartenance à un clan. Au temps social, Winnie substitue un temps nomade, fortement individué, braconnier. Celui de l’improvisation, de la débrouillardise : elle ramasse des pièces jaunes dans une fontaine pour s’octroyer le plaisir superflu d’une chorégraphie dans une salle de jeux vidéo.
Sa fascination pour le mariage, dont lui avait d’emblée parlé la diseuse de bonne aventure, est l’un des fils rouges de l’œuvre. Elle rêve devant des films, scrute à travers une vitrine une jeune femme essayant sa robe de future épouse. Dé-mariage avec la société d’un côté – voir l’alliance de la mère -, noces avec le monde de l’autre. De l’Irlande, elle s’échappe imaginairement : l’Inde, la Russie, pays aussi grand que la Chine… Ce que le film offre à la jeune fille, ce qui s’invente sous nos yeux en une heure trente, c’est la conquête progressive, l’invention cinématographique, d’une liberté et d’une conscience de soi qui outrepassent les frontières imposées par le joug de la condition sociale. C’est sur l’image de Winnie avançant sur une route avec une petite fille de la roulotte d’à côté que le film s’achève. Dans son exploration du monde, Winnie aura gagné la possibilité de prendre en charge quelqu’un d’autre qu’elle-même.
/En salles le 2 mai/
/Juliette Cerf/
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