Marion Mazauric : « La violence des films gore est salvatrice »

Sheitan, c’est un film fait par des jeunes qui mêle les ingrédients de la culture hip-hop et du film d’horreur. Ce mélange des genres caractéristique des cultures populaires est un moteur de renouvellement. De nombreux films grand public ont recours au mélange des genres. Est-ce caractéristique ?

Marion Mazauric (1) . Oui, cette fusion des références est symptomatique des cultures populaires. C’est un moteur de renouvellement. Elle s’est enracinée plusieurs années après le développement des contre-cultures et s’est accélérée à l’ère d’Internet et de la communication. Il existe une grande perméabilité des œuvres nées de la société de consommation à des cultures voisines qui sont des sœurs esthétiques. Pulp Fiction de Quentin Tarentino, sorti en 1994, marque une étape importante de cette révolution. C’est un hommage tous azimuts à la pop culture marchande qui débute dans les années 1950, où sont créés les premiers « pulps ». Ces petits fascicules à bas prix dont s’empare tout l’underground américain vont devenir des espaces de création formidables pour des dessinateurs comme Crumb. C’est à ce moment-là que naissent les comics. Tarentino a décidé de réaliser un film archi-référentiel, qui emprunte à la bande dessinée comme au roman sentimental, sur ce qui l’a nourri. C’est lui qui a donné ses lettres de noblesses à la « pulp culture ». En France, Jean-Jacques Beineix est le premier à introduire la BD au cinéma lorsqu’il réalise Diva, en 1980. Depuis, plusieurs films emblématiques de ce basculement ont vu le jour. Parmi eux, Le Pacte des loups de Christoph Gans, qui emprunte au fantastique, à l’historique, au film de cape et d’épée ; ou encore Le Cinquième élément, de Luc Besson, qui n’existe pas sans la bande dessinée. Aujourd’hui, les jeunes de vingt ans ne se posent même plus la question des genres parce que les formes populaires considérées comme des sous-genres montent en termes de marché comme d’influence. Aucun enfant n’aurait l’idée de définir Le Seigneur des anneaux et Harry Potter comme des œuvres fantastiques. Le tournant date de la sortie simultanée de Matrix, Existenz et The Cube que personne n’a rangés à l’époque dans la catégorie « films de science-fiction ». La fusion est naturelle pour les jeunes créateurs issus de la génération de la mondialisation. Ce n’est même plus un choix esthétique.

Des films comme Sheitan, Le Cinquième Elément ou Kill Bill s’inscrivent-ils dans une mouvance commune ?

Marion Mazauric. Ils participent d’une kyrielle de contre-cultures issues de l’univers marchand. Les premières œuvres populaires qui en sont sorties sont nées dans les années 1970. Le mouvement a commencé en musique et au cinéma, avec le premier Vendredi 13, puis il s’est prolongé à la télévision où des séries innovantes ont vu le jour. Il n’a pénétré la littérature, qui s’est mise à se nourrir de tout ce qui se passait hors d’elle-même, que bien après s’être développé dans les autres supports. Malheureusement, nous vivons depuis trente ans dans une période de conservatisme culturel. Jamais ces cultures n’ont été reconnues par les institutions. Les élites françaises de gauche et de droite ont pris le pouvoir et ne veulent pas le lâcher. C’était très différent à la grande époque du film ouvrier, dans les années 1960. Personne ne disait que Gabin était nul ! L’incarnation du prolo français avec son mégot et sa casquette était une star. Il a fallu du temps pour que soient à nouveau acceptés des films populaires qui parlent de la banlieue et du monde ouvrier. Ces œuvres relèvent d’une culture jeune qui a débuté sous les yeux des enfants de l’industrialisation des objets culturels. Mais le basculement qui s’est opéré est définitif.

La référence au film d’horreur est très présente dans Sheitan. Que dit-elle du monde contemporain ?

Marion Mazauric . C’est la meilleure façon de parler d’aujourd’hui. Nous vivons une époque horrible, qui massacre des individus, des pays, voire la planète, à l’échelle industrielle. Quand les premiers films d’horreur sont sortis, on a expliqué – et on continue de le faire – qu’ils représentaient un danger pour les jeunes qui allaient tous devenir des « serial killers ». Pour preuve, disait-on, les massacres à Columbine. C’est tout le contraire ! De Massacre à la tronçonneuse à Scream, en passant par Vendredi 13, la violence des films gore et des films de séries B d’épouvante est salvatrice. Les autres influences que l’on retrouve disséminées dans les films populaires, comme le kung-fu, le hip- hop, le jeu vidéo ou le manga, redoublent elles aussi l’état du monde contemporain. Le manga a révolutionné les règles narratives de la bande dessinée. C’est une forme de narration dont la vitesse est en accord avec la société d’aujourd’hui. L’image-récit, qui peut quasiment se passer de paroles, est en train d’influencer tous les champs artistiques. Par ailleurs, les esthétiques urbaines témoignent d’un basculement de civilisation. En 2010, 60 % de l’humanité vivra en zone urbaine. De façon plus anecdotique, le roller, la capoeira et les arts martiaux disent la débrouille des rues. La tendance actuelle est au réalisme : les cinéastes et les romanciers sont nombreux à porter un regard sur la violence, les injustices et les angoisses de la société contemporaine. L’exemple de Brice de Nice, qui a réalisé deux millions d’entrées, est très intéressant. Son succès a gagné toutes les cours d’école de Neuilly à Sarcelles, jusqu’aux plus petits villages. Le film joue sur la glisse et la fringue qui définissent non seulement un marché mais aussi une culture. Il nous présente avec beaucoup d’humour un monde stupide, habités par des gens stupides. L’ironie, le cynisme, la distanciation, sont des procédés culturels critiques.

Ces procédés sont-ils couramment utilisés ?

Marion Mazauric. Oui, les jeunes créateurs y ont beaucoup recours pour parler du monde contemporain. Mais pour comprendre leur humour, il faut avoir les références. Dans Pulp Fiction, certaines scènes gore sont à mourir de rire. C’est un film très drôle avec de l’hémoglobine partout. De même, les ados se roulent par terre devant Vendredi 13 ou Scream, tandis que les spectateurs de 40 ou 50 ans font des cauchemars. Le procédé consiste à prendre pour personnage principal un individu qui n’est cynique que parce qu’il évolue dans un monde cynique. C’est le cas dans le livre de Grégoire Hervier à paraître en septembre, intitulé Scream test : le protagoniste est un assassin qui tue les membres du Loft lorsqu’ils en sortent. Le fait de choisir un héros détruit de l’intérieur, qui peut même éventuellement être un sale type, permet de mieux encore parler du cynisme de la société. Cela ne justifie pas l’absence de moralité du monde mais la révèle. Comme le dit Martin Winckler, les produits le plus populaires sont souvent ceux qui sont à la fois le plus lucides, le plus critiques, voire le plus politiques dans leur façon de représenter la société qui les a fabriqués.

Marion Mazauric est directrice des éditions Au Diable Vauvert qui publient de nombreux ouvrages sortis de la contre-culture

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