Contre-culture, génération filmée

Sheitan ou Les Bronzés 3 ? Deux petites bandes de potes font leur cinéma. Les uns, la vingtaine, les autres plutôt quinquas. Films générationnels, chacun ses codes, chacun ses délires. La France profonde contre la France urbaine ? Regards sur une contre-culture populaire qui ne cesse pas de se renouveler.

La sortie simultanée de Sheitan et des Bronzés 3 a naturellement suscité son lot de comparaisons plus ou moins bien senties. Il faut dire que si les deux films ne possédaient clairement pas le même statut dans les starting-blocks du box-office, ils ont occupé conjointement la majeure partie des créneaux promo du petit écran. Ce n’est pas le moindre exploit à mettre au crédit de la petite bande de Sheitan (Kim Chapiron, le réalisateur, n’a que 25 ans) face à la machine de guerre « quinqua » des Christian Clavier et consorts. Néanmoins la hiérarchie semble respectée. En deux semaines, les vestiges de l’équipe du Splendide avaient déjà explosé les six millions d’entrées, quand son « challengeur » atteignait à peine les 260 000 (avec, certes, un nombre de copies cinq fois inférieur). La répartition géographique du public offre un indice pour comprendre que l’on ne boxe pas exactement dans la même catégorie. 37 % des spectateurs de Sheitan proviennent de Paris, contre seulement 12 % de ceux des Bronzés. Alors, la France profonde contre la France qui crame ? Mouloud, animateur sur MTV, qui intervient en ouverture de Sheitan, le présente ainsi comme « le film des vrais bronzés ».

De fait, chacun évolue sur des registres diamétralement opposés. L’un régurgite un des grands classiques de la comédie populaire « bien de chez nous » – syndrome « vingt ans après » – avec au générique une belle brochette d’acteurs confirmés « bankable » (autrement dit vendeurs en soi, quel que soit le produit ou la prestation). L’« outsider » s’avère un film d’horreur à la française (des jeunes se retrouvent perdus dans une maison isolée face à un sadique attardé et sa clique de campagnards dégénérés), qui s’appuie sur un « gang » de petits agités, les Kourtrajme, avec Vincent Cassel en parrain aussi bien artistique que financier.

Autres temps, autres mœurs

Pourtant, la comparaison ne peut s’arrêter là. D’abord, tout comme les protagonistes du Splendide s’étaient d’abord fait les dents dans les cafés-théâtres, les Kourtrajme ont débuté en réalisant des petits films artisanaux (Les frères Wanted…) diffusés en DVD, circulant de main en main avant de sortir dans le commerce… Autres temps, autres mœurs, mais le processus historique demeure assez similaire.

De fait, il existe au moins un élément de proximité entre les Bronzés et Sheitan, et d’autres prédécesseurs aussi disparates en apparence qu’Un monde sans pitié (1989) ou La Haine (1995). Ils relèvent plus ou moins d’une étiquette spécifique, bien qu’un peu facile : le film générationnel. Les recettes sont simples. Une nouvelle vague d’acteurs, généralement portée par un réalisateur qui s’y aiguise l’appétit, se rassemble dans un film « de genre », qui retrace, relate l’air du temps, avec plus ou moins de crédibilité, généralement d’une manière que personne n’avait eu l’idée d’essayer ni le talent de porter sur le grand écran.

Le consumérisme détourné

Le premier Bronzés proposait la photographie satirique des classes moyennes en vacances exotiques, nouvel habitus massif via les clubs, à l’époque où la libération sexuelle s’apparentait à un consumérisme comme un autre et la petite bourgeoisie changeait tout pour que rien ne change. Un monde sans pitié révélait Hippolyte Girardot et Yvan Attal, croquant les bobos loosers et le parisianisme ambiant, avec en point de fuite le deal de shit et le dépit amoureux. La Haine capturait le choc des banlieues dans la face du pays (bavure, racisme…) en révélant la patte de son réalisateur (Mathieu Kassowitz) – et, au passage, Vincent Cassel ou Said Taghmaoui, depuis parti tenter sa chance aux Etats-Unis – et en projetant en fond sonore la scène hip-hop hexagonale. On pourrait rajouter le grand spécialiste du genre, Cédric Klapisch, avec Chacun cherche son chat ou L’Auberge espagnole, intronisant Romain Duris en idole pré et post-trentenaire. Sans oublier la sortie le 1er mars de Hell, tiré d’un roman « culte » de Lolita Pille sur les mœurs de la jeunesse dorée de la capitale, avec Sara Forestier, la révélation césarisée de L’Esquive.

Codes culturels

Sheitan est aussi à sa façon un manifeste autant qu’une manifestation artistique. Celui d’une équipe, les Kourtrajme, consolidée autour de Kim Chapiron (fils de Kiki Picasso, ancien membre du collectif graphique Bazooka qui fit les belles heures de Libération) et de Romain Gavras (fils de Costa Gavras), mais dont les contours englobent 135 personnes (donc impossible de les réduire à une seule affaire de « fils de ») : des rappeurs comme Tekilatex du groupe TTC et même Oxmo Puccino, ou des acteurs prometteurs, comme Ladj ou Barth, voire confirmés, comme François Levantal. Un collectif cimenté par l’amour de la culture hip-hop, de ses codes (aussi bien musicaux que cinématographiques), s’amusant avec ses travers comme lorsque La Caution exécute sur la BO son titre Bâtards de barbare, caricature à l’extrême du rap hardcore, le tout repris ensuite par la chanteuse Mia Lan d’une voix suave sur une douce mélodie jouée à la guitare sèche par DJ Medhi. Un univers où tout le monde sait tout faire. D’où cette volonté de se glisser avec délectation dans les traces des incontournables films pour ados version hollywoodienne, le recrachant à la sauce hexagonale (les jeunes de cités contre la province rurale), quitte à en rajouter dans les petites névroses de cet univers (le rapport machiste aux femmes ou la relation schizophrène à la religion, généralement l’islam).

Enfin, enfants du tout-média, dont ils maîtrisent parfaitement les règles et les couloirs, ils ont su faire monter le buzz (l’émoi médiatique) aussi fort que leurs concurrents (visuels envahissants, auto-promo continue sur tout support, etc.), afin d’utiliser le système puisqu’ils en connaissent les clefs d’entrée. Car, dernier aspect, si Sheitan ne devient pas un film culte en salle, il lui reste encore les DVD, les passages télés, le téléchargement. N’oublions pas que Le Père Noël est une ordure doit tout au vidéoclub et à TF1. Le film générationnel se mesure à l’usage, et les Kourtrajme ont sûrement un parcours aussi long que celui du Splendide qui s’ouvre devant eux… Reste à répartir les rôles.

Sheitan, le film www.lesheitan.com Sheitan** **la BO (Because)

Kourtrajme, 2 Dvd (2 good)

« Les Bronzés 3 », en salles

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