La condition humaine du social

De battre les intermittents du spectacle, la cérémonie des Césars ne s’est pas arrêtée. Enfin, c’est comme ça. C’est le monde dans lequel on trempe maintenant. De toute façon, le problème plus juteux des droits d’auteur et de la licence globale a judicieusement remplacé celui de l’intermittence dans le petit monde de la culture. Pas de chance pour les ouvriers du spectacle : leurs patrons ont en ce moment de plus graves problèmes à régler. Il faut en finir en vitesse avec les concentrations, un mot qui n’a jamais vraiment porté chance à l’humanité, et bâtir à toute vitesse des supermarchés culturels clinquants dans le souk mirobolant de Babel-Web. Bien sûr, il faudra beaucoup de vigiles pour surveiller la choure, car c’est encore plus facile de voler du dématérialisé (appelons ça un vol au vent plutôt qu’une piraterie) que du matérialisé. Mais cela fera de l’emploi, ce nouvel état d’urgence, puisqu’il en faut toujours pour justifier l’ordre. Surveillants, c’est donc, pour créer de l’emploi, ce que la moitié de la population sera bientôt à l’autre. Vraiment, les experts ont bien réfléchi, et c’est tout ce qu’ils ont trouvé pour lutter contre le chômage que ce flicage généralisé de tous par tous. Mais vous allez voir, ça va marcher.

Bien sûr, nous parlons de tous ces graves problèmes sans rien y connaître. Enfin, c’est comme ça. C’est le monde dans lequel nous trempons désormais. Un monde où nous ne sommes pas experts sur ces questions. Bientôt, les journalistes ne seront plus experts de leurs informations, les consommateurs ne seront plus experts de leur consommation et, à part « les people », ces êtres exceptionnels confirmant la normalité réglée des autres, plus personne n’aura non plus le droit de se déclarer expert de sa propre vie, de ses idées, de ses sensations. Chacun au contraire devra avouer se sentir dépassé, comme plongé quotidiennement dans la boue de l’incompréhensible du monde, et regarder sagement la télévision, pour écouter les experts tenter de lui faire comprendre ce qu’il vit, le rassurer sur son être au monde en lui expliquant que c’est bien normal qu’il ne comprenne pas, et qu’il ne se sente pas tout à fait entier chaque jour : tout cela est tellement compliqué.

Enfin, sans être expert, on peut dire que ces histoires de droits d’auteur donnent une nouvelle fois du champ au Medef qui, depuis dix ans, a fait de la déréglementation de l’intermittence du spectacle un laboratoire pour la déréglementation plus générale du contrat de travail. C’est ici, dans ces industries culturelles qui emploient de plus en plus, dans ces industries qui restent glamour aux yeux de leur main-d’œuvre bien que les salaires y aient considérablement baissé, par la loi d’une offre toujours inférieure à la demande, que s’inventent de nouvelles formes de contrat qui institutionnalisent la précarité, et rendent facile la chasse aux mauvais éléments. Les intermittents du spectacle sont devenus des rats de laboratoire pour le Medef. On se souvient peut-être du cri de guerre de Laurence Parisot : « La liberté de penser s’arrête où commence le droit du travail. » Pour mieux connaître la pensée de Laurence Parisot, il faut absolument lire dans le dernier numéro de La Revue des deux mondes (1) la reproduction du discours qu’elle a tenu le 20 septembre 2005 lors d’un dîner organisé par le Cercle de ladite revue.

Comme le droit d’auteur, histoire de gagner trois francs six sous, limite le droit de citation à douze lignes, je vous donnerai celles-ci pour vous appâter : « (…) nous devons, tous, parler économie, expliquer l’économie, je dirais même faire aimer l’économie. Et bien sûr, quand je prononce le mot d’économie, c’est bien sûr de l’économie de marché dont je veux parler. Je crois qu’il est tout à fait temps que nous expliquions, méthodiquement, sereinement, et très clairement que seule l’économie de marché est capable de susciter la prospérité et que c’est une fois qu’il y a la prospérité que nous pouvons penser à la redistribution. Je crois que nous ne pouvons plus accepter ce débat qui semble opposer l’économique et le social. On ne peut pas aborder la question sociale sans passer d’abord par l’économie. C’est pourquoi il est très important de bien faire comprendre qu’avoir une politique économique favorable aux entreprises, ce n’est pas être antisocial, c’est au contraire préparer la condition humaine du social.

/1. La Revue des deux mondes, janvier 2006, p. 97-104./

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