Néoconservateurs et républicains, le glissement

L’affirmation du besoin d’ordre tend à rassembler** **les « néoréacs » et une part du pôle « républicain »,** **préoccupé par le « déclin de la France ».

Les « néoconservateurs » sont ceux que désignent aussi les termes de « néoréactionnaires » ou de « néoréacs ». En gros, on y trouve le noyau analysé par Lindenberg : Maurice Dantec pourrait en incarner le versant littéraire, Alain Finkielkraut celui de l’idéologie formalisée. Grosso modo il s’agit là, avec une vingtaine d’années de décalage, de l’équivalent de la « révolution conservatrice » qui occupa l’Amérique reaganienne. La trame de cette pensée se retrouve un peu partout en Europe, aussi bien chez des conservateurs classiques que chez certains « sociaux-libéraux » britanniques (le travailliste Gordon Brown n’en est pas loin). En France, la correspondance politique de ce courant intellectuel est plutôt, à ce jour, du côté de Nicolas Sarkozy.

Le pôle conservateur

Son univers intellectuel se rapproche du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. L’Occident est menacé. Politiquement trop libérale, culturellement trop individualiste et permissive, la démocratie occidentale a laissé se dissoudre les repères identificateurs et les institutions qui socialisaient autrefois les individus. Le relâchement des mœurs avivé par le consumérisme a dissous les liens sociaux et fragilisé des espaces déstabilisés par la mondialisation. Dans le même temps, la relativisation de ses valeurs, au nom du multiculturalisme, a désarmé l’Occident face aux cultures expansives et revanchardes, et notamment celle de l’Islam. Le temps est donc venu d’enrayer « la défaite de la pensée » (Finkielkraut, 1987) et de réarmer l’Occident. Finissons-en avec le « sanglot de l’homme blanc » (Pascal Bruckner, 1983), réaffirmons la valeur intrinsèque et universelle des valeurs énoncées en Occident. « L’angélisme » de gauche n’est plus de rigueur ; Mai-68 doit être défait. Occidentaux et fiers de l’être…

Le pôle républicain

A côté de ce pôle conservateur, s’est installé un pôle « républicain ». Au départ, il s’ancre à gauche. Au moment où s’effondre le système soviétique, alors que la France célèbre le bicentenaire de la Révolution, l’idée émerge que la « tradition républicaine » peut être un recours, face au dérèglement du monde et aux déchirements sociaux provoqués par les lois du marché. Régis Debray oppose la République, de souche française, à la démocratie, de souche anglo-saxonne. Mais cette République se doit d’être intransigeante ; elle ne peut être qu’indivisible ; elle doit s’affirmer comme un ordre face à tous les désordres, ceux du marché comme ceux de la « communauté ». La République est un principe plus qu’un régime ; universelle, elle ne tolère pas d’exception. La loi est unique, qu’elle protège ou qu’elle réprime.

Républicains des deux rives

Au départ, pas de rapport immédiat avec les premiers « néoconservateurs » : « la » République : au singulier : ne peut être que de gauche. Mais le 4 septembre 1998, un appel publié dans le Monde commence à rassembler les républicains « des deux rives » : « Républicains n’ayons plus peur ! » affirment ensemble, avec quelques autres, Régis Debray, Anicet Le Pors et Max Gallo du côté gauche et, de l’autre, Mona Ozouf, qui fut proche de François Furet et qu’on aurait du mal à classer dans la famille « jacobine ». Depuis, attentat du World Trade Center aidant, la désagrégation « communautariste » : comprendre en fait la revendication islamiste : est devenue l’ennemi principal. L’affaire dite « du foulard » a fonctionné comme un révélateur et un marqueur pour une nouvelle ligne de fracture. La polémique provoquée par les sanctions administratives à l’égard de jeunes filles voilées a provoqué des glissements : Pierre-André Taguieff se distingue de plus en plus de la gauche « angélique », Élisabeth Lévy fustige les « maîtres censeurs » et met en avant Philippe Muray, penseur charnière entre République et révolution conservatrice. L’obsession de l’islam devient structurante. Tout récemment, dans la Tentation obscurantiste (Grasset, 2005), Caroline Fourest dénonce les « idiots utiles » qui s’acoquinent avec les islamistes par anti-impérialisme. Sont visés les « islamo-gauchistes » qui fréquentent Tariq Ramadan et signent avec les « indigènes de la République »…

La hantise du déclin

Néoconservateurs et républicains ne viennent pas des mêmes horizons. Quelque chose, pourtant, contribue à les rassembler. La hantise du déclin, tout d’abord, qui stimule la plume de Finkielkraut, de Gallo, de Debray, de Muray et de l’ultralibéral Nicolas Baverez. La France comme puissance décline, le classicisme en littérature et en art se meurt et la société fout le camp… La nostalgie sert ainsi de point de jonction : le temps de la « plus grande France », de la France coloniale a coïncidé de fait avec l’apogée de la République. Nos ancêtres les Gaulois, nos ancêtres les jacobins : le souvenir de la « tradition républicaine » : celle de la Troisième République en tout cas : peut être utilisé pour réhabiliter la colonisation, au moins en partie (1). Tout cela est renforcé par l’affirmation du besoin prioritaire de l’ordre. L’Etat républicain protégea et redistribua ; il se fit partiellement « social ». Mais en protégeant, il contrôlait : l’idéal républicain de l’égalité en droit « protégeait » les masses des dérives de l’esprit de révolte. Fût-ce au prix d’une certaine contrainte, en intégrant l’élite des catégories populaires dans la nation, la norme républicaine assurait l’acceptation de l’ordre social par ceux que leur position subalterne pouvait pousser à la contester.

Droits-devoirs-ordre

L’ordre et la puissance, face au désordre du terrorisme et de l’anarchie sociale : si les ennemis sont communs, pourquoi ne pas conjuguer les forces ? La République, au fond, est bonne fille : au gré des circonstances, elle peut être celle de Thiers ou celle de Clemenceau, celle de Jaurès ou celle des républicains réprimant l’émeute ouvrière de juin 1848. Elle est celle d’Henri Alleg torturé en Algérie, mais aussi celle qui couvrit jusqu’au bout ses bourreaux du manteau de la légalité. La République commence toujours par la primauté des droits ; elle finit souvent par celle des devoirs. Or, qui parle de « devoirs » est porté à revendiquer un « ordre » pour les faire respecter. C’est ainsi que s’est opérée à plusieurs reprises la rencontre de l’ordre classique des conservateurs et l’ordre républicain. Elle s’exprime aujourd’hui dans le glissement vers la droite de certains intellectuels (Alexandre Adler, Blandine Kriegel, Max Gallo…). Elle peut encore s’élargir.

Certes, il ne faut exagérer ni l’homogénéité ni la proximité des deux pôles. Le choix républicain, fort heureusement, n’a pas porté tous ses protagonistes intellectuels vers la droite. Les économistes Jacques Généreux et Christophe Rameaux, républicains militants, sont des piliers d’une économie critique sans complaisance avec l’ultralibéralime de la mondialisation et avec l’ensemble de ses présupposés conservateurs. Mais la peur des « nouveaux barbares » et de la « racaille gauchiste » (Houellebecq) rapproche de la droite une partie de la gauche. Quand Caroline Fourest ou Pierre-André Taguieff pourfendent leurs détracteurs, curieusement ils ne vitupèrent pas les « ayatollahs » : on attendait ce registre chez des « anti-intégristes » déclarés : mais les « procureurs » des « procès staliniens »… comme le font, cette fois sans surprise, les militants du néoconservatisme avéré…

1. Dans une tribune intitulée « Cessons d’avoir honte », parue dans le Nouvel Observateur du 25/10/2001, Jean-Pierre Chevènement écrivait ainsi : « La France se mire dans son passé. Jusqu’à l’obsession, elle revisite ses heures noires, fait revivre les drames d’hier, ressuscite jusqu’à la nausée les lâchetés et les crimes, entretient une culpabilité déliée de toute connaissance des réalités. Elle ne pense sa relation avec l’Allemagne qu’à travers le prisme des années 1940. Elle ne traite de ses rapports à l’Algérie que par le rappel de la guerre et de ses souffrances. Et dans ces deux cas, l’évocation du passé est tronquée ou mensongère. »

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