Didier Eribon: «Cette dérive conservatrice explique la défaite de Jospin»

Regard sur la trajectoire d’une gauche qui a fini par avoir les mêmes références que la droite. Entretien.

Est-ce que l’expression « nouveaux réacs » vous semble adaptée pour décrire l’évolution récente d’un certain nombre d’intellectuels ?

Didier Eribon. Oui, tout à fait, dans la mesure où ce sont des gens qui ne font rien d’autre que reprendre les plus vieux clichés du discours réactionnaire contre les classes populaires perçues comme des « classes dangereuses », ou contre la menace que feraient peser les « étrangers » sur la « cohésion nationale », etc. La manière, par exemple, dont certains d’entre eux, lorsqu’ils parlent de la crise des banlieues, balaient d’un revers de main (ou plutôt d’un aboiement) toute tentative d’analyse historique, sociologique ou politique pour faire appel au contraire à la «responsabilité individuelle», fait écho aux plus vieux thèmes du discours conservateur à propos des « pauvres ». Il faudrait ajouter la haine que leur inspirent, parmi tant d’autres mouvements, le féminisme ou le mouvement gay et lesbien pour compléter le tableau d’une pensée profondément réactionnaire, qui nous ramène aux années 1920 et 1930.

Mais ce sont souvent des gens qui ont été de gauche et qui se présentent parfois comme étant toujours de gauche.

Didier Eribon. C’est pour moi un double sujet d’étonnement. D’une part, que ces gens aient pu passer en vingt ans de la gauche ou même de l’extrême gauche à ce qui ressemble souvent à du lepénisme de bistrot. Mais il s’agit là d’un type assez classique de trajectoires dont l’histoire nous a fourni de nombreux exemples. Et, d’autre part, que ces discours si manifestement réactionnaires puissent parfois se prétendre de gauche, et être reçus comme étant de gauche.

C’est sans doute parce que ceux qui les accueillent ainsi sont des gens qui ont suivi une évolution similaire : ils ont vieilli ensemble, si j’ose dire !

Comment expliquez-vous ces évolutions ?

Didier Eribon. Il faut remonter au début des années 1980, quand a commencé de se produire dans la vie intellectuelle ce qu’on peut désigner comme une restauration ou une révolution conservatrice, qui se donnait pour objectif de rompre avec la pensée et les mouvements critiques des années 1960 et 1970. Officiellement, il s’agissait de rénover la gauche en la débarrassant de son passé communiste et, plus généralement, marxiste. En réalité, il s’agissait d’amener la gauche à adopter une pensée de droite. Cela se voit dès la création de la revue Le Débat en 1980, puis avec celle de la Fondation Saint-Simon en 1984 (par Pierre Rosanvallon et surtout François Furet, qui mit également en place un Institut Raymond Aron : ce qui montre qu’il n’avançait pas masqué, même s’il ne tenait pas trop à ce qu’on connaisse en France ses liens avec la droite universitaire de Chicago, dont il importait pourtant les auteurs et les idées). Ce fut le début d’une grande campagne de diffamation contre l’héritage de Mai 68 et des années 1970, et en même temps contre tous les grands noms de la pensée française qui avaient incarné l’exigence critique et qui se virent accusés, dans une série de petits pamphlets, de mener au « totalitarisme », à la « barbarie », etc. Et on se mit à leur opposer les « droits de l’homme », l’« individu », la « démocratie ». Mais bien vite, on put voir la vérité réactionnaire de tous ces mots d’ordre : car dès que des mouvements demandèrent, au nom de la démocratie, la préservation de leurs droits et de leurs acquis sociaux, ou bien l’invention de nouveaux droits, ils furent vilipendés comme des « dérives de la démocratie » et comme le règne regrettable de l’« individualisme de masse ». Et l’on invoqua alors des notions telles que « la Société », « le Bien commun », « l’Intérêt général » pour discréditer tous les mouvements sociaux accusés de mettre en danger ces entités à majuscules. Et bien sûr, les intellectuels néoconservateurs se présentèrent comme ceux qui étaient chargés de parler au nom de la Société ou de l’Intérêt général, s’arrogeant ainsi le monopole de dire ce qui était souhaitable ou possible et ce qui ne l’était pas. D’où, soit dit en passant, l’extrême faiblesse intellectuelle de ces pensées : elles ne sont que des réflexes réactifs contre ce qui passe dans la société et dans la pensée.

Quels ont été les effets de ces évolutions sur la gauche ? Dans un texte intitulé « Pensée critique et fonction-parti » (1), vous analysez le processus de rupture, dès 1981, des intellectuels critiques avec le Parti socialiste.

Didier Eribon. Ou l’inverse ! Je crois en effet que les effets de la révolution conservatrice ont été profonds et durables sur le Parti socialiste. On s’y réfère aujourd’hui beaucoup plus aux idéologues néoconservateurs dont nous venons de parler qu’à de grands penseurs de gauche comme Bourdieu ou Foucault. En fait, le Parti socialiste a fini par avoir les mêmes références que la droite (on y célèbre même Raymond Aron), et y prospèrent des auteurs aussi douteux (et dont la pensée est d’une indigence stupéfiante) que Gauchet, Ferry et quelques autres du même acabit. Si ce sont eux qui donnent à la gauche ses idées, il n’est pas étonnant qu’elle n’invente plus rien. Car si la gauche a les mêmes références intellectuelles que la droite, c’est qu’elle n’est plus la gauche. Je crois que cette dérive conservatrice explique en grande partie la défaite de Jospin à l’élection présidentielle : l’électorat de gauche (celui qui participe aux mouvements sociaux) ne se reconnaît pas dans la pensée de droite de cette fausse gauche.

Qu’en est-il aujourdhui ?

Didier Eribon. Ce vaste mouvement de restauration n’a pas été monolithique ni circonscrit au monde intellectuel. Il a été lié à des transformations du champ intellectuel, du champ politique et du champ médiatique et des relations entre ces différents champs. Il faut bien dire que ces intellectuels conservateurs ont occupé l’espace public, monopolisé la parole. Et, bien sûr, dès qu’on tente de contester ce monopole (et donc la censure profonde et puissante qui s’exerce en permanence sur toutes les autres voix), ces censeurs professionnels crient, dans tous les médias, à la censure, à la « dictature des minorités » ou du « politiquement correct ». Mais ces gens sont aussi en concurrence entre eux et on a assisté récemment à un éclatement de ce courant : ceux qui veulent passer pour modérés (autour de Rosanvallon) ont tenu à se dissocier de ceux qui étaient emportés trop loin vers la droite, et on a donc vu les néoconservateurs dénoncer violemment les néoréactionnaires (Finkielkraut, Gauchet…). Les conservateurs « modérés » reprennent même aujourdhui certaines analyses de Bourdieu (qu’ils dénonçaient hier) sur la ségrégation sociale et le système scolaire et ils vont jusqu’à se réapproprier le vocabulaire de la « critique sociale ». Ce qui est une stratégie habile (quoique un peu grossière) pour étouffer ou marginaliser encore plus le travail authentiquement critique des intellectuels de gauche, des chercheurs, des associations.

Comment réagir ?

Didier Eribon. Je reprendrai le propos de Bourdieu quand il appelait à la réinvention d’une « gauche de gauche » (et non pas d’une « gauche de la gauche » comme on le lui a parfois fait dire). En travaillant notamment à une articulation des mouvements sociaux et de la critique intellectuelle. Ce qui signifie aussi qu’il faut résister au chantage de la fausse gauche qui nous demande toujours de voter pour ses candidats avant de nous enjoindre de nous taire dès qu’ils sont au pouvoir. Elle ne changera que si nous savons lui résister.

1. En annexe du livre Sur cet instant fragile. Carnets, janvier-août 2004 , Fayard, 2004.

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