Si « néoréacs » et une part du pôle « républicain » se rapprochent au nom du besoin d’ordre, le refus de cet ordre rapproche les deux autres pôles : l’antilibéral se concentre sur la dénonciation de l’ordre socio-économique ; le « post-républicain » concentre sa critique sur l’ordre politico-symbolique.
ANTILIBÉRAUX
Les antilibéraux s’organisent autour de journaux et de revues (L’Humanité, Politis, Témoignage chrétien, le Monde diplomatique…), avec des institutions intellectuelles (Espaces Marx, la Fondation Copernic…) et des maisons d’édition (La Dispute, Syllepse…). La critique radicale du capitalisme mondialisé est le noyau de cette pensée qui s’est trouvée revigorée par la récente campagne référendaire sur la Constitution européenne. Sont englobés dans la critique antilibérale les dimensions proprement économiques (la régulation financière) et les caractéristiques sociales (la logique privative, la déstructuration du rapport salarial…), voire les prolongements politiques (la dérive technocratique, la concentration des pouvoirs…). Culturellement, ce pôle s’inscrit dans la trace du mouvement ouvrier ; idéologiquement, il continue les penseurs les plus radicaux du socialisme de souche « marxienne ». Politiquement, il est tenté par la gauche de la gauche…
LE PÔLE POST-RÉPUBLICAIN
A ses côtés, se trouve ce que nous appelons le pôle « post-républicain ». Ce pôle est surtout porté à la dénonciation de l’ordre social et à son intériorisation par les individus eux-mêmes. Les maîtres à penser sont plus volontiers du côté de Foucault que de Marx. L’intellectuel palestinien Edward Said et les romanciers militants de la négritude, Aimé Césaire et Léopold Senghor, sont des références. Les tenants de ce pôle ne récusent pas nécessairement la leçon ouvrière, mais sont circonspects sur son conformisme ou sur son étatisme. Ils démontent intellectuellement et contestent pratiquement la pente uniformisante de la République une et indivisible. Surtout pas l’Etat éradicateur et moralisateur : tel est le mot d’ordre fédérateur. Dans cette galaxie, on trouvera des sensibilités différentes, allant des héritiers de la « seconde gauche » des années 1970 (Pascal Viveret) aux jeunes intellectuels de Vacarme, en passant par les tenants de la « multitude » (Yann Moulier-Boutang). Politiquement disparate, elle s’étale entre le PS et l’extrême gauche.
DES MOTS, DES STYLES
Antilibéraux et post-républicains ne se confondent pas. Mais les deux groupes sont perméables l’un à l’autre. Contrairement aux affirmations des « républicains », les « post-républicains » ne sont pas tous des « libéraux-libertaires » selon le modèle Cohn-Bendit. Les protagonistes de « Devoirs de Mémoires », les initiateurs de « l’Appel des indigènes », les militants d’Act Up côtoient les antilibéraux de Rouge, du PCF ou de la Fondation Copernic, signent avec eux des appels… Le langage n’est pas si facilement commun, il est vrai. Les mots, les styles ne sont pas les mêmes. Mais plus d’un « post-républicain » a pris conscience de l’importance de la question sociale et de la pesanteur libérale. A l’inverse, plus d’un antilibéral a pris conscience des limites culturelles et politiques de l’intégrisme républicain. Quand un paysage intellectuel est en recomposition, l’essentiel est de discerner les points de dissension et les dynamiques de rapprochement. Ce qui apparaît comme le plus préoccupant est le dynamisme des « néoconservateurs ». Ils disposent aujourd’hui de la force propulsive qui fut naguère celle des « révolutionnaires conservateurs » d’outre-Atlantique. Ce faisant, ils tendent à organiser le champ intellectuel autour d’eux ou à partir d’eux. Ils imposent leurs mots. Procès staliniens, idiots utiles, procureurs : tout ce petit monde se veut la victime de la « bien-pensance ». Et il se proclame à l’écoute du peuple, contre tous les « bobos » de Paris et d’ailleurs. Ils sont le peuple… comme Nicolas Sarkozy.
Face à ce néoconservatisme conquérant, le républicanisme ne fait pas le poids. Dans sa version « intégriste », il penche ouvertement vers la droite. Même dans sa variante de gauche, il verse souvent dans la nostalgie et n’oppose pas aux néoconservateurs toutes les barrières possibles. En pratique, la « nation citoyenne » (Dominique Schnapper) peut produire autant de discrimination et d’exclusion que la nation impériale.
Le post-républicanisme n’est pas non plus sans limite, parce qu’il lui arrive encore de tenir pour seconde ou comme dérivée la critique de l’orthodoxie libérale. Radical dans sa dénonciation, inventif dans ses formes, politiquement impertinent, ce courant n’échappe pas, parfois, à la résignation devant un ordre capitaliste si fort que l’on finit par se demander s’il ne faut pas se contenter d’en contester la logique à la marge, éventuellement dans des stratégies de contre-pouvoirs.
Enfin, on peut choisir de s’enraciner dans le pôle antilibéral et convenir que son terreau est lui-même appauvri si, partant de l’empire de la marchandise, il ne s’élève à la condamnation de l’ordre social tout entier et des aliénations qui le conditionnent. Disons-le autrement : la culture antilibérale n’échappe pas toujours à la propension de tenir la lutte contre toutes les discriminations pour des « petites fleurs » qui ne doivent pas distraire des questions sérieuses de la lutte sociale…
LE LIBÉRAL-POPULISME
La révolution conservatrice à la française n’est pas une menace dans le seul ciel des idées. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle peut dès aujourd’hui se raccorder à la cohérence politique du « libéral-populisme » que développe Sarkozy et dont le dynamisme embarque aujourd’hui tout son camp. Cette pensée conservatrice, « néo-réac », inquiète par ses dispositions à diffuser, à imprégner au-delà de ses rangs, à fasciner une gauche d’ordre qui, partie de la République, peut à terme se retourner contre le mouvement démocratique lui-même. Face à ce danger, le discours républicain « pur » est une impasse, fût-il ancré à gauche. Reste le plus difficile, mais aussi, à tout prendre, le plus réaliste : esquisser le rapprochement, politique, culturel, théorique, entre le pôle antilibéral, une partie du pôle républicain et l’essentiel du pôle post-républicain. Ce travail de côtoiement, de rencontres, de luttes communes peut aboutir à une recomposition profonde des pensées d’origine. Il peut… disons en tout cas qu’il devrait tendre à la faire. Encore faut-il vouloir ce travail de confrontation, où chacun garde son originalité sans se figer dans son immobilité. A la charnière des antilibéraux et des post-républicains, Regards a l’ambition d’être de ces passeurs (1)…
[[1. C’est aussi le sens du livre collectif que Regards coédite avec la Dispute, Banlieues, lendemains de révolte . Il s’agit dans cet ouvrage de croiser, de mêler ces regards pour renouveler la compréhension de phénomènes profonds qui travaillent la société.]]
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