Critique sentimentale du communisme

Entretien avec Bernard Chambaz*

Le roman Kinopanorama est le premier volet de la trilogie annoncée de Bernard Chambaz. Animé par la volonté d’explorer son rapport au communisme, l’écrivain entremêle la petite et la grande histoire dans ce roman des origines.

Pouvez-vous revenir sur la volonté d’élucidation, à travers une approche subjective, de votre rapport au communisme et au Parti ? Bernard Chambaz. Le prisme choisi, c’est moi et le communisme. Ou mieux : moi, mon père et le communisme. L’idée communiste, son histoire, tiennent une place essentielle dans ce roman, comme ils ont tenu une place essentielle : mais pas toujours centrale : dans ma vie et au cours du XXe siècle. Dans les chapitres impairs, le narrateur raconte ses propres aventures. Les chapitres pairs, quant à eux, se passent dans un temps qu’il n’a pas vécu : en 1924, la mort de Lénine, en 1938, celle de Nicolaï Boukharine, en 1949 : date de la naissance du narrateur : le procès Kravchenko (1). C’est dire la part imaginante de la mémoire : l’histoire peut donner la mémoire d’une époque que l’on n’a pas connue. J’ai essayé d’explorer par l’imagination les étoiles sous lesquelles je suis né. Indubitablement, j’ai une volonté d’élucidation. Or cette tentative passe moins par l’histoire que par la littérature. Elle trouve son chemin à travers une certaine errance du sentiment, de la pensée, de la phrase. J’ai commencé à écrire ce livre en 2001. Je me suis arrêté en 2003 pour faire le tour de France à vélo et écrire un livre sur l’Humanité. Au cours de ce travail, une question s’est posée : comment comprendre que des hommes aussi intègres que Marcel Cachin ou Edouard Vaillant aient pu avoir le sentiment de rester fidèles à leur idéal en entrant dans l’Union sacrée en 1914 ? Remis devant la part d’imprévisibilité de tout événement historique, on est amené à élucider telle ou telle attitude. Quand j’ai repris le manuscrit et terminé mon roman en 2004, cette expérience m’a aidé à avancer dans la forêt obscure. Aujourd’hui, il y a sans doute un peu moins d’ombre personnelle qu’avant. Les phrases de Kinopanorama tendent à confirmer mon intuition première qui était celle d’une grande sentimentalité et d’un attachement soviétique très fort. Cet attachement est aussi un penchant pour l’ailleurs, pour les merveilleux nuages de Baudelaire. Le roman emprunte son titre à un cinéma de mon enfance, ce qui renvoie encore au voyage, aux images, aux icônes.

L’enfant, qui questionne les vérités « irrévocables » délivrées par son père, a quand même un vrai regard critique… Bernard Chambaz.Ce qui est un peu étrange, c’est que je définirais volontiers mon roman comme sentimental. Cela peut paraître contradictoire. Disons que ma critique est sentimentale, et non acerbe.

Vous parlez de votre attachement soviétique. Quel rôle joue l’attachement au père, omniprésent ? Bernard Chambaz. La figure paternelle est, en effet, très forte. On peut comprendre que le rapport au communisme d’un enfant ait été pour une bonne part nourri, infléchi, par la personnalité de son père qui était un dirigeant du Parti. Et puis, le destin est intervenu. Je ne saurai jamais à quoi aurait ressemblé le livre si mon père n’était pas tombé malade avant que je n’entame la deuxième partie de ce premier volet. Sa maladie et sa mort ont donné au roman un horizon, une perspective supplémentaire. Le dernier chapitre donne à lire les lettres posthumes que je lui ai écrites mentalement. Elles représentent une espèce de récit de voyage en terre qui fut communiste. Kinopanorama est un livre sur les éclipses. Il raconte la disparition de mon père, mais aussi : même si l’idéal perdure : celle d’une certaine forme de communisme portée par l’URSS et que le PCF a appelé, pendant plusieurs années, le « communisme réel ». Je m’arrête souvent sur la mort. Celle des grands-pères joue un rôle très important. Ce sont des figures tutélaires qui viennent compléter celle du père. Le premier roman que j’ai écrit, L’Arbre de vie, débutait sur le décès de Georges Couthon. Et cela continue puisque dans le deuxième volet de la trilogie, John Reed possédera une place équivalente à celle de Lénine. J’ai une sorte de fascination pour les disparus.

Vous abordez la mort de Lénine du point de vue de la maladie, donc de l’intime. Pourquoi ?

Bernard Chambaz. J’aime énormément les biographies très condensées qui sont des tranches de vie, comme François d’Assise et Jeanne d’Arc de Joseph Delteil, Van Gogh ou le suicidé de la société d’Antonin Artaud, ou encore Hölderlin de Peter Härtling. C’est dans cette veine poétique que je voudrais m’inscrire quand je raconte la mort de certains personnages. Et puis, j’ai souhaité plus ou moins consciemment explorer la conscience de Lénine dans ses derniers instants. A quoi pouvait-il bien penser ? Cette approche s’est imposée au hasard des chronologies : ma mère naît la semaine où meurt Lénine. La conjonction des dates m’a sans doute interpellé.

Vous revenez aussi sur le procès Kravchenko mais, cette fois, de façon très linéaire. Cette distance est-elle intentionnelle ? Bernard Chambaz.Oui, j’en parle de façon moins sentimentale que de la mort de Lénine ou de Boukharine. De fait, j’ai beaucoup plus d’affection pour ces deux personnalités que pour Kravchenko. En même temps, j’ai été très frappé par cet événement. J’ai donc essayé de dire les faits avec netteté, sous forme de procès-verbal : des témoins de bonne foi ont dit, dès 1949, que le goulag existait en URSS. Margarete Buber-Neumann est venue témoigner à la barre sur ces horreurs et nous n’en avons pas tenu compte. J’avais seulement un mois mais, par ce « nous », je m’implique. Par ailleurs, j’ai voulu que certains passages restent drôles comme ce témoin à charge contre Kravchenko venu louer les trains soviétiques qui, parce qu’ils sont lents, offrent tout le loisir de contempler les très beaux paysages de l’URSS ! Votre génération, travaillée par une longue histoire, doit-elle réinventer son rapport au communisme ? Bernard Chambaz.Je n’invente rien. Ma relation au communisme s’établit dans une continuité traversée par des ruptures objectives considérables, comme la disparition de l’URSS et, peu de temps auparavant, la conscience que l’Union soviétique n’était pas ce qu’on croyait. Elle est faite d’attachement et de distance, deux éléments qui sont intrinsèquement liés.

Bernard Chambaz est historien, romancier et poète. il a notamment publié L’Arbre de vies (1992), Martin cet été (1994), L’Orgue de barbarie (1995), Le Pardon aux oiseaux . Il est enseignant dans un lycée parisien.

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