Agnès Varda, de 9 à 11 : une rencontre magique avec une réalisatrice qui prend dans sa main l’humanité en un geste de respect et d’énorme tendresse. Long métrage, documentaire, installation, on retrouve cette même approche d’un réel qu’elle nous fait partager avec un subtil souci de vérité. En décembre, on pourra voir un double DVD réunissant Cléo de 5 à 7 et Daguerréotypes , avec plein de « boni » et ses courts-métrages sur Paris.
Frédéric Mercier. Parmi tous les DVD que je vois (et j’en vois beaucoup), vous êtes une des seules à porter autant d’attention au travail sur les bonus. Ce que j’ai trouvé incroyable dans le DVD de Sans toit ni loi, c’est quand vous montrez les deux prises de la scène finale où Mona tombe dans le fossé et vous expliquez votre choix. Dans le DVD des Glaneurs , on est content de voir Deux ans après , une heure de film en plus. On avait envie de retrouver tous ces glaneurs, de savoir ce qu’ils étaient devenus. Oui, vos films nous donnent envie d’être meilleurs. Ils donnent envie de réagir, de faire plus attention aux gens autour de nous.
Agnès Varda. Vous dites « expliquer » mais j’essaie plutôt de faire comprendre mon travail, ma réflexion, mes choix. Dans Sans toit ni loi , Sandrine Bonnaire, qui avait à l’époque dix-sept ans et demi, tombe avec une telle brutalité qu’elle m’avait arraché les larmes. La différence entre les deux prises dans Sans toit ni loi est à peine perceptible. J’ai choisi la prise où elle a les bras écartés et, pendant un instant, on a l’impression qu’elle vole… Pour le DVD des Glaneurs et la glaneuse , je me suis posé la question de l’« après » que tous les documentaristes se posent. J’ai eu envie de retrouver les gens que j’avais filmés, je leur devais bien cela. Certains allaient mieux, certains étaient mal. C’est là que je me suis dit que le bonus prolongeait vraiment le film. J’ai un vrai goût pour ces « boni », bonus-boni, comme en latin. Va pour « boni » ! Pour moi, un bonus, c’est un travail en soi, des vrais courts-métrages où je revisite les films que j’ai faits, les lieux, les personnes. Si le sujet s’y prête, j’en produis des reproductions de peinture. Je viens de finir un double DVD pour Cléo de 5 à 7 et pour Daguerréotypes . Il s’agit de deux films tournés à Paris mais bien différents : Cléo traverse Paris en proie à la peur, c’est une fiction, et l’autre est un documentaire que j’avais tourné en 1975 dans cette rue Daguerre, ma rue. J’avais approché ceux qui laissent leur porte ouverte, les commerçants, et essayé de comprendre comment se passe cet échange quotidien, le petit dialogue du commerce ou le dialogue du petit commerce.
Sylvie Lafontaine. Comment ce film, Les Glaneurs et la glaneuse , est-il né ?
Agnès Varda. Presque par hasard : un jour, j’avais rendez-vous avec un ami à Edgar Quinet à deux heures et quart de l’après-midi pour prendre un café. Je suis arrivée au moment pile où des gens étaient en train de ramasser des trucs sur le marché. Dix minutes après, les balayeurs arrivaient. Ce geste de se baisser, c’est le geste même des glaneurs. Tout le monde a dit que le film était inspiré par le tableau de Millet, mais c’est faux, c’est inspiré par des réalités qui se sont imposées à moi par hasard. Puis, par curiosité. Au journal télé, en août 1999, il y avait un sujet où un bel agriculteur sur sa machine disait : « Les machines sont si bien réglées qu’on ne perd pas un seul grain de blé. » Là, je me suis dit : mais que reste-t-il pour les glaneurs ? Je suis partie à la campagne. Et j’ai mené mon enquête. J’aime ce mot « glanage » que l’on n’emploie plus alors que le fait existe encore. Glaner, fouiller dans les poubelles, c’est considéré comme une honte sociale. Pour approcher et ensuite filmer ceux qui cherchent de quoi manger dans les poubelles, je leur disais : « comme vous avez raison quand on voit tout ce que les gens jettent. » On entamait ensuite le dialogue. En documentaire, comme en fiction d’ailleurs, il faut que quelque chose vous pique, vous choque, une émotion, une peur, pour mettre en branle le désir de filmer et le projet d’un film. Pour Les Glaneurs , j’avais une image en tête : celle d’une vieille femme au marché Richard Lenoir, très grande avec un manteau noir très long : je l’avais vue d’un peu loin se baisser et ramasser une orange. Comme elle avait de la peine à se relever, sa main avec l’orange est montée tout doucement le long de son manteau noir jusqu’à son sac. Cette disproportion, le temps qu’il lui a fallu pour ramasser une seule orange, alors que quand on en achète on en met très vite six dans un sac, oui, le trajet de cette orange, fait pour moi partie de ces images fortes qui justifient de faire un film et qui accompagnent le travail. Ensuite, vient le temps de l’enquête, ensuite, les rencontres et le tournage puis le montage qui est la partie la plus réflexive. Je ne trouvais pas d’argent pour ce projet mais puisque les récoltes et la nature n’attendent pas, j’ai commencé à tourner avant d’avoir le financement. Le film fini a touché et il a été invité dans beaucoup de festivals et dans beaucoup de salles. L’idée que j’ai beaucoup énoncée, c’est qu’il s’agit du glanage dans un pays riche.
Frédéric Mercier. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Agnès Varda. En ce moment, je ne prépare pas de films de long métrage puisque je fais énormément de « boni ». Depuis deux ans, je fais aussi ce qu’on appelle des installations. C’ est une autre façon de montrer les images et les sons, un autre dispositif quant au rapport entre l’artiste et le regardeur. Le mot « regardeur » dans ce cas-là me semble plus juste que « spectateur ». La première installation que j’ai faite s’appelait Patatutopia : à la Biennale de Venise en 2003. J’avais filmé ces fameuses patates en forme de cœur que j’avais gardées. D’ailleurs, beaucoup m’ont été offertes, envoyées par courrier ou glissées dans ma boîte aux lettres. Elles s’étaient ratatinées et puis se sont mises à germer. J’ai trouvé splendides les matières fripées et les germes fragiles, j’ai filmé ça en très gros plans. Sur trois écrans géants, 36 m2 en tout, il y avait des énormes détails, c’était beau comme tout… J’ai pris goût à ce type de travail. Une galerie parisienne m’a invitée en février et en mars. J’ai créé deux nouvelles installations, dont Les Veuves de Noirmoutier . Il y a quinze écrans, un écran central où des veuves en noir tournent sur la plage et, autour de cet écran, quatorze moniteurs montrant en très courts métrages des portraits de veuves, jeunes ou vieilles, veuves depuis longtemps ou pas, toutes filmées à Noirmoutier. Dans la salle, il y a quatorze chaises et des casques d’écoute. A chaque chaise et son casque correspond une veuve. Vous en écoutez une pendant que les autres restent muettes. Ensuite il faut changer de chaise. Ce que je recherche avec ces installations, c’est offrir d’autres sensations qu’au cinéma. Dans un film, on vous propose une continuité et une durée que vous prenez comme on vous les donne. Là, il y a beaucoup plus de liberté. Vous écoutez ou pas, la veuve vous plaît ou pas, vous changez de chaise, vous revenez. De plus, ce sont des lieux gratuits permettant une plus grande familiarité, une plus grande liberté de rapport. L installation des Veuves est en ce moment exposée à Nantes jusqu’à la fin de l’année, dans le cadre d’une exposition collective qui s’appelle « Contact », qui est un lieu épatant, face à la gare Sud.
Annick Soyer. Qu’est-ce qui vous donne envie de faire un film ? Dans tous vos films, on ressent un vrai désir.
Agnès Varda. Je n’ai aucun plan quinquennal : type je devrais faire ci l’année prochaine, adapter ça l’année suivante : des gens fonctionnent ainsi, moi pas du tout. Non que je fasse n’importe quoi, mais je ne tourne que quand les conditions d’inspiration, d’intérêt, de colère, d’émotion sont là et mettent en route le procédé. Je peux vous donner un exemple. Les photos que vous voyez là, au-dessus de votre tête, je les ai utilisées dans un film, Cinévardaphoto (1), qui réunit trois courts sur et autour de la photo. J’ai vu par hasard, début 2004, une exposition à Münich, 3 000 photos du début du siècle sur lesquelles figure toujours un petit ours, un Teddy bear, et j’ai tout de suite eu envie de filmer mes impressions et celles d’autres visiteurs. C’est une femme collectionneuse qui a créé cet ensemble et j’ai été la filmer à Toronto. Ses parents ont survécu aux camps. Elle s’est d’abord fait un album-photos d’autres familles pour avoir des racines visuelles et un jour elle est devenue collectionneuse. Comment passe-t-on à la collection, à la compulsion ? Je suis passionnée par la réalité, mais pas juste pour en rendre compte. Les journaux télévisés déballent des réalités, des informations crues. Un incendie par exemple. Le présentateur : « Un incendie s’est déclaré à… » Le chef des pompiers : « En effet, nous avons été appelés… » Le témoin : « Oui, j’ai vu le feu. » Quatre personnes disent qu’elles ont vu le feu et ça fabrique le 20 heures ! Désastreux. Je ne fais pas des « informations », j’essaie de travailler dans la réalité, de voir ce qu’on peut en tirer pour atteindre la sensibilité et l’intelligence des spectateurs. Je n’aborde pas les sujets lourds, par exemple d’aller maintenant au Pakistan, ou de suivre ici les gens expulsés des maisons insalubres. Là, c’est vraiment la violence de l’actualité sociale. J’ai trouvé déjà assez violent d’approcher la misère de ceux qui par nécessité mangeaient des restes, des déchets glanés dans ce qui était jeté.
Sylvie Lafontaine. Allez-vous retravailler avec des comédiens ?
Agnès Varda. Je ne crois pas, même si je les aime beaucoup et que j’estime leur travail. Mais j’aime tellement tourner avec des non-comédiens, des vrais gens… J’ai de grandes satisfactions avec le documentaire. C’est l’école de la vie et il n’y a pas d’âge pour apprendre, pour se mettre non face à la réalité, car elle nous agresse tous les jours, mais précisément dans certaines réalités. Le documentaire est une école de modestie car c’est la personnalité de ceux que je filme qui fait de l’effet, ce sont eux qui alimentent le projet. Certains sont plus intéressants que d’autres, comme dans la vie. Tout d’un coup, certains se lâchent, comme ce type à la fin des Glaneurs que je suivais au marché Edgar-Quinet mais que je n’osais pas approcher. Je l’ai abordé alors qu’il mangeait une botte de persil. Il m’a dit qu’il habitait dans un foyer, où il enseignait le français à des Maliens, bénévolement, cinq soirs par semaine. Je l’ai filmé. Une grande leçon de générosité.
Sylvie Lafontaine. J’ai revu Le Bonheur et j’ai porté un regard très différent sur le film notamment sur le rapport homme/femme.
Agnès Varda. On a restauré Le Bonheur tout récemment. La semaine dernière, en allant le présenter à Créteil et à Montreuil, je pensais que les jeunes allaient le trouver utopique, et trop daté. Mais je me suis rendu compte que ça les intéressait. Qu’est-ce que la nature, la fidélité ? Le bonheur naturel est-il utopique ? Est-il normal de s’accrocher à une personne et de ne pas bouger ? Où commence le besoin d’organiser un minimum de morale ? C’est un film sans morale, amoral et non immoral. On a réalisé, quand on l’a restauré, qu’en 1964, il était interdit au moins de 18 ans ! Il n’y a pourtant pas une seule scène d’amour. Pas de violence, pas de sexe : il a été interdit simplement parce qu’il disait qu’il était naturel quand on avait une jolie femme blonde d’être attiré par une autre jolie femme blonde… C’est extraordinaire que ça ait choqué les censeurs quand on voit tout ce qui déferle de nos jours comme scènes osées, sans parler des pornos ou des semi-pornos. On a été obligé par la législation de re-présenter Le Bonheur en commission de censure. Ça y est : le film est tout public.
Frédéric Mercier. Dans Les Glaneurs , dans la voiture, on vous voit essayer d’attraper les camions avec votre main. Cela a beaucoup marqué les spectateurs. Autour de moi, beaucoup de gens font maintenant ce geste.
Agnès Varda. J’adore les camions J’aurais aimé d’ailleurs passer mon permis poids-lourds, pour être très haute, comme ça, sur la route (rires). Pour le film, je ne conduisais pas et je les ai filmés depuis la voiture. C’est en cadrant, en faisant ce geste de la main, ma main était nette et la route aussi : ces caméras numériques sont extravagantes. Je me suis amusée, c’est marrant d’attraper les camions avec cet outil qu’est la main. Et de filmer le tout avec l’outil qu’est la petite caméra… J’ai une deuxième passion : les grands camions qui portent les voitures, ces pontons qui emportent des voitures sur deux étages. Vers Dijon, il y avait des ciels magnifiques, j’en ai filmés de très beaux, des ciels et des doubles camions. Cet amusement, ce plaisir de filmer, je ne l’ai jamais perdu. Quel que soit le sujet. Parler de ceux qui mangent ce que nous jetons, pour le dire simplement, comprendre la relation entre le trop et le pas assez, c’est, je crois, un sujet important sur le gâchis, sur la société de surconsommation les sur-déchets et la sur-misère, mais je ne me laisse jamais étouffer par le sérieux ou la gravité du sujet. Je témoigne aussi de mon plaisir de filmer, d’avoir une caméra, de se promener en voiture. C’est peut-être pour ça que le film a plu aux gens, ce n’est pas une thèse de sociologie sur le gâchis.
Sylvie Lafontaine.** Vous êtes très libre dans votre travail, est-ce parce que vous êtes votre propre productrice ? **Agnès Varda. C’est une question plus que pertinente mais c’est compliqué d’y répondre, libre dans ma façon de tourner n’est qu’en partie lié aux difficultés de production. Ce sont parfois les sujets qui fâchent. Tous les producteurs ont des difficultés d’argent, mais d’habitude, c’est séparé. Production, réalisation. J’ai eu des producteurs pour Le Bonheur , un succès, et pour Les Créatures , avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli, un bide absolu.
A partir de là, je ne trouvais plus d’argent, donc en 1975, pour Daguerréotypes , j’ai pris en main la production. L’une chante l’autre pas, qui est un film féministe, personne n’en voulait, donc on l’a produit. Sans toit ni loi , croyez-le ou pas, personne n’en voulait non plus : une vagabonde qui dit non et merde à tout le monde, qui traîne sur les routes et qui meurt dans un fossé… donc on l’ a produit et avec difficultés. Sans toit ni loi, une fois fini, a eu beaucoup de succès et a été reconnu comme réussi. Il a même été choisi, il y a deux ans, pour le programme de l’agrégation de lettres . Moi qui n’ai pas fait d’études, j’ai juste mon bachot… je me suis sentie très honorée.
Agnès Varda. Oui, et je connaissais beaucoup mieux les objectifs photo et la peinture que le cinéma. J’aime bien faire des ponts avec la peinture. Dans le DVD des Glaneurs , il y a un petit musée des glaneuses, une mosaïque avec huit peintures du XIXe siècle. Pour Daguerréotypes , j’ai fait un petit sujet sur les vrais daguerréotypes, ancêtres des photographies. Pour Cléo , j’ai été très habitée par Baldung Grien, peintre allemand de la fin du XVe siècle, qui a peint de très belles femmes enlacées par des squelettes, comme Cléo que la mort tire. Ce n’est pas une histoire d’inspiration, ce ne sont pas des anges qui nous tiennent la main ni des muses qui nous chantent à l’oreille. C’est l’idée de créer quelque chose dans un monde où d’autres gens ont déjà créé des tableaux, des poèmes ou chansons, etc. Ou alors les équivalences sont en situation. Quand j’ai monté Jacquot de Nantes , Jacques [Demy] était très malade. On plaçait dans le film des chansons de l’époque de sa jeunesse et de la mienne. Rina Ketty, Tino Rossi, des opérettes qu’il avait vu jouer. Il regardait le montage en cours et cela lui plaisait bien. Après sa mort, en octobre 1990, on a continué à monter toutes ces images où on le voyait écouter ces chansons qu’il aimait beaucoup.
Recueilli par Juliette Cerf
Publié dans Regards n° 23, novembre 2005
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