Que reste-t-il de Mai 68 dans le cinéma français ? Décodage d’une époque qui continue de faire son cinéma. Un film de Philippe Garrel, une rencontre avec le réalisateur Jean-Henri Roger, auteur de Code 68, et un livre sur la cinémathèque française.
Le générique des Amants réguliers, Lion d’argent à Venise, se déroule sur fond à peine audible de circulation, puis un doux panoramique nous fait découvrir la splendeur nocturne des quais de Seine, d’autant plus beaux que le film est en cinémascope. Des voix de jeunes gens. Une courbe d’escalier bien ronde voit passer cinq garçons, la caméra s’attarde un instant sur le blanc un peu sale d’un mur. Vient la deuxième séquence, dans l’étroitesse d’une chambre, les garçons fument de l’herbe, ils passeront vite à l’opium : la drogue, thème récurrent de Garrel, n’est pas ici, loin de là, le sujet. Une fille passe, les laissant à leurs silences rêveurs, tandis que la caméra scrute chaque visage, capte la circulation de la pipe. Brusquement, l’un d’eux, François (Louis Garrel, le fils de Philippe), demande à son copain : « Tu trouves que je devrais publier mes poèmes ? » L’autre voudrait être peintre, mais peintre « en vrai », peintre en bâtiment. « Jamais je ne voudrais être connu, dit-il, l’important, c’est d’être anonyme. » Ainsi Philippe Garrel, sans précipitation mais sans non plus se perdre dans des détails, nous montre une jeunesse pour l’instant essentiellement masculine, d’une vacuité à la fois lourde et légère, que ne comblent ni les lectures de François sur son lit, ni la colère qui habite une jeune fille criant dans la rue, à la cantonade : « De toute façon on est toujours seul ! » Le rythme de l’action s’accélère alors avec humour : un gendarme, véritable caricature de la confrérie et pâle préfiguration des CRS à venir, fait irruption chez François qui, réfractaire au service militaire, refuse de le suivre. Penché à sa fenêtre pour écouter un musicien tzigane, il voit, en contre-plongée, le gendarme avec renforts marcher d’un pas vif sur le trottoir. Il s’enfuit sur les toits. l’épisode se termine par un noir et une ouverture à l’iris, juste le temps de voir des CRS dans un bruit infernal où l’on perçoit des ordres. Ils disparaissent comme ils sont apparus, par une fermeture à l’iris. C’est la rupture avec ce qui précède, c’est le temps des complots, des barricades de Mai 68. Mais est-ce pour autant un film sur Mai 68 ? Il est vrai que cette nuit-là pleine de bruits et de feu n’a jamais été filmée ainsi, à la fois si près et si loin, comme si le spectateur était à la place de ces deux personnages étrangement immobiles, eux-mêmes spectateurs de quelque chose qui leur échappe. Les voitures qui brûlent, renversées et servant d’abri aux émeutiers, un drapeau en flammes, un tas de pavés anonymes, un garçon au visage noirci, le corps comme collé à un mur tranchent avec cette autre image de François endormi qui rêve à des révoltes bien plus anciennes où les femmes portaient des robes longues, où des paysans suivaient une femme au bonnet phrygien alors que les CRS se mettent en marche, masse noire et compacte coursant les jeunes gens. Tout se passe si vite, si brutalement, que l’image à l’écran devient taches mouvantes, blanc et noir mélangés. Une fois les plaies pansées, chacun rentré chez soi, après quelques péripéties, Les Amants réguliers devient vraiment ce que l’on pressentait depuis le début, un film romantique, ce que Garrel précise ainsi dans un entretien que l’on peut lire sur Internet (1) : « Le film est très romancé et s’inspire plutôt de la littérature et en particulier de Stendhal avec Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme. Car mon film se résume à comment l’amour vous blesse, puis vous sauve avant de vous perdre de nouveau. » Par ailleurs, il rapproche son film de L’Atalante de Vigo, insistant ainsi sur la place prise par la fulgurance et la douleur de l’initiation à l’amour comme à la vie, après une révolution vécue dans une intensité sans lendemain qui renvoie les émeutiers d’une nuit à leurs tentatives artistiques.
Ce film ample, dont le sujet justifie la durée inhabituellement longue dans l’œuvre de Garrel, mêle passé et présent, petites scènes quotidiennes pleines de gaieté : un repas familial qui réunit des personnages de fiction jouant leur propre rôle dans la vie, de fils, de mère (Brigitte Sy), de grand-père (Maurice Garrel) : et moments de douloureuses ruptures. Garrel, s’il suit surtout l’évolution du couple en tant que tel, n’oublie pas celle du groupe avant sa dislocation si mal vécue par le très émouvant Gauthier, qui se déchire le visage en deux d’un trait de rimmel. Et pourtant Garrel évite tout pathos dans ce double mouvement de l’Histoire vécue au présent à travers l’image que son propre fils lui renvoie de lui-même. On ne peut rêver plus belle transmission que celle-là par un père en pleine possession de son art et comme apaisé.
/Les Amants réguliers, de Philippe Garrel,/
/en salles le 28 octobre/
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