Comment expliquer le succès de la chanteuse Bebe ? Si les maisons de disques misent sur la valeur ajoutée « engagement », féministe ou altermondialiste, c’est que ces valeurs sont dans l’air du temps de l’Espagne d’aujourd’hui.
Réduire le succès de Bebe à un produit marketing bien ficelé serait injuste. Sa personnalité n’est pas pour autant atypique. L’Espagne ne manque pas de vedettes rebelles, insolentes, culottées. Si le thème de la masturbation féminine, qu’une de ses chansons aborde, est assez insolite, la dénonciation de la violence domestique contre les femmes reste très politiquement correcte dans l’Espagne de Zapatero. Un groupe comme Ska-P, qui a un succès fou en Italie et en France, est, lui, bien plus subversif quand il fustige la monarchie aussi bien que la tauromachie, archétype de la culture espagnole.
Que révèle cet incroyable engouement pour Bebe ? D’aucuns ont tenté d’expliquer le phénomène : ses chansons, dit-on, auraient rejoint la remise en question et la quête de sens des Espagnols, encore sous le choc des attentats du 11 mars 2004 et des mensonges du gouvernement de José Maria Aznar. Bebe réfute cette analyse sociologisante de son succès.
Une évidence, en tout cas, s’impose. C’est ce regain d’introspection des Espagnols. Ce regard lucide, critique qu’ils posent sur eux-mêmes. Cette curiosité nouvelle pour la réalité crue du quotidien, de la rue, de la société et de ses métissages. Bebe, très en prise avec la mouvance des cultures urbaines, joue de cet engouement. Depuis six ans, par ailleurs, émerge un cinéma protestataire, s’intéressant aux phénomènes sociaux contemporains comme le chômage, l’immigration, les sans-papiers. Non que ces problèmes étaient auparavant occultés. Ils étaient dits, mais ils rencontrent désormais plus d’écho. En 2003, Fernando Leon tournait Las lunes al sol, sur le chômage en Galice. Iciar Bollain a déjà réalisé des films sur la violence conjugale, la prostitution ou sur la misère sexuelle de l’Espagne rurale avec Les fleurs d’un autre monde. Une certaine littérature invite, elle, à une prise de conscience de la mémoire historique. Des ouvrages prolifèrent sur la figure de Franco qui demeure ambiguë en Espagne, contrairement à celle de Hitler quasi unanimement réprouvée en Allemagne. Des associations s’attellent ainsi à identifier les fosses communes de républicains fusillés pendant la guerre civile. Fait rare en Espagne, de nombreux artistes avaient rejoint les manifestations en 2003 contre la guerre en Irak.
Autant d’événements, de mobilisations qui ont signalé la montée de cet élan civique, longtemps bridé après le franquisme. Un élan bien distinct de celui de la Movida (1978-1983), ce mouvement culturel déjanté, ce cri d’émancipation, duquel subsiste la folie nocturne madrilène ainsi qu’une certaine liberté d’esprit et de ton. Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est une maturité, une prise de conscience citoyenne de la société civile, que la politique catho-libérale du second mandat d’Aznar, porté par une majorité parlementaire absolue, a largement encouragée. Un gouvernement aux tendances autoritaires, qui impose l’enseignement de la religion à l’école, qui dissimule le désastre écologique du naufrage du pétrolier Prestige, qui muselle les médias et les manipule, on a vu comment, après les attentats du 11 mars 2004… Autant d’atavismes franquistes devenus insupportables dans ce pays arrimé à l’Union européenne depuis vingt ans et qui sort de deux siècles d’isolationnisme. Le syndrome des deux Espagne n’est résolument pas un mythe. Celle de droite dure, ultra-catholique et libérale, et celle de gauche, radicale, progressiste. C’est cette Espagne de gauche qui a aujourd’hui le vent en poupe. Elle l’a d’autant plus qu’elle dispose de relais au pouvoir. En un an, le gouvernement paritaire de Zapatero, dont le numéro deux est une femme, a fait adopter les lois les plus ambitieuses du monde sur la violence conjugale et l’égalité sociale entre hétérosexuels et homosexuels. Bebe n’aime ni les étiquettes, ni les analyses trop « compliquées ». Qu’elle le veuille ou non, son succès est, pourtant, porté par cette lame de fond. Bebe est dans l’air du temps, voilà tout !
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