Entretien avec Jean-Pierre et Luc Dardenne, réalisateurs deux fois récompensés par la Palme d’or au festival de Cannes pour Rosetta (1999) et l’Enfant, qui sort sur les écrans.
On avait envie que Bruno fasse écho à aujourd’hui et nous nous sommes inspirés de plusieurs faits divers. Si Bruno appartient à notre époque, ce n’est pas bien sûr à travers le geste concret qui consiste à vendre son enfant : cela relève de l’exception, de l’exemple extrême. C’est plus de l’ordre de la non-existence ou du détricotage du lien, de la filiation, de la transmission qui sont en train de se défaire, sans doute pour reconstruire autre chose. Mais nous sommes dans ce moment-là. Bruno n’arrive pas à être père, à sentir le lien qui l’attache à son enfant. Tout compte fait, pourquoi ne pas vendre un enfant ? Sans être un bandit de grand chemin, sans faire commerce avec cela. Les bandits ne vendraient pas leurs propres enfants. Bruno le fait sans s’en rendre compte, sans préméditation. Il n’appartient pas à un réseau de vente. Si Sonia ne lui avait pas proposé de faire un tour avec Jimmy au lieu de faire la queue dans la file, il ne l’aurait peut-être jamais vendu. Une association d’idées très rapide a lieu dans sa tête : il fait la manche, il voit de l’argent dans sa main, etc. Il pense qu’il va convaincre Sonia. Mais, pour elle, c’est incompréhensible, inimaginable. Le comportement de Sonia et sa peur de la police l’invitent à faire marche arrière. De manière pathétique et désespérée, nous essayons de redonner un sens à la paternité dans une époque où la place du père ne va plus du tout de soi. Si on interroge la pertinence de cette place, c’est qu’elle ne l’a plus : on peut s’en émouvoir, s’en réjouir, mais c’est comme ça. A l’époque du mariage homosexuel, de l’adoption, de l’utérus artificiel, toutes ces nouvelles manières de devenir père ou mère, sans passer par le biologique, changent la donne. Notre film ne revendique pas une paternité biologique mais il permet de réfléchir sur ce que c’est que d’être père, pas père, etc. A la fin de L’Espèce humaine, il y a une page où Robert Antelme parle d’un homme amaigri, transparent, qui, dans le regard du nazi, ne doit plus faire partie de l’humanité. Mais dans le regard que son fils porte sur lui, qui, lui, voit encore un père dans cet homme, l’humanité est sauvée. Là il y a un mystère fondateur, quelque chose qui se passe. Pour Bruno, rien ne se passe.
La fin
Sonia revient vers Bruno, ils boivent un café, n’échangent pas grand-chose. Pour la première fois, Bruno prend des nouvelles de Jimmy et il est submergé, dépassé. Ce sont des retrouvailles, je ne sais pas comment on peut appeler cela, une rencontre en tout cas, surtout pour lui. Il vit une espèce de libération : il pleure sur lui-même, il pleure de joie que Sonia soit là. Sonia pourra dire à l’enfant : « Un jour ton père a pleuré, il a demandé de tes nouvelles. » Au moins ça, Sonia pourra lui dire, que ce fils a un père. Cette scène finale est la seule que nous n’ayons pas répétée.
Sonia/Déborah
C’est le premier rôle de Déborah François qui avait 17 ans au moment du tournage. Le personnage de Sonia était vraiment très difficile. Nous voulions trouver une jeune fille pouvant donner le sentiment qu’elle avait pu accoucher. L’Enfant étant une histoire d’amour, une première pour nous, elle devait aussi avoir une sensualité, expliquant que Bruno soit attiré par elle. On avait très peur que Sonia ait l’air d’une victime, que le spectateur se demande ce que cette fille peut bien faire avec ce pauvre type… Nous ne voulions pas non plus qu’elle donne le sentiment de venir d’ailleurs, d’une fille rangée qui se serait encanaillée avec Bruno. Sonia est comme lui, elle monte sur la moto avec son môme, elle connaît les mecs de la bande. Déborah avait toutes ces qualités. Ce qui nous intéressait chez elle, c’est qu’on ne peut pas vraiment la cadrer : elle échappe aux définitions, elle est un peu floue. Mais elle sort de l’hôpital avec un enfant et cela change tout. Et ça a changé quelque chose pour Déborah de jouer avec un vrai bébé. Quand on répétait avec des poupées, elle ne jouait pas de la même manière.
Travailler, c’est trop dur
Bruno pense que le travail, c’est pour les enculés. Mais, en un sens, il bosse tout le temps, il organise son temps comme il veut. C’est un contremaître, il a sa petite usine, fait travailler ses potes. Il est libre, il s’amuse, il ne se plaint pas de sa situation mais joue avec. Ce personnage ne transporte pas le poids de l’exclusion qui lui donnerait des circonstances atténuantes. C’est vrai qu’il est marginal mais il ne revendique rien, il est comme un poisson dans l’eau. On voulait qu’il reste drôle, joyeux. Il y a quelque chose de cassé en lui, mais il est ingénieux, il trouve des solutions, il se démerde tout le temps. En septante-quatre, on a travaillé tous les deux comme manœuvres dans une centrale nucléaire pour pouvoir acheter notre caméra : avec nous, il y avait un gars, un Gitan qui était totalement allergique au travail, à la hiérarchie, et un jour il a dit à un ingénieur qui passait par là de mettre la main à la pâte : il s’est fait virer, le gars ! Bruno aussi, ça l’emmerde de bosser.
Les scènes de transaction
La seule décision à prendre était de savoir si l’on montrait ou si l’on cachait la vente et le rachat côté bandits. On a choisi de cacher. Le fait de rester toujours avec Bruno s’est vite imposé, les montrer eux, ça aurait été rentrer dans une autre histoire. Nous n’avons pas voulu faire un film sur les réseaux : quand Bruno est poursuivi, on ne met pas la caméra dans la voiture des poursuivants. C’est lui qui nous intéresse, ce qu’il vit à ce moment-là. On se dit qu’il y a plusieurs possibilités au bord du cadre, qu’il va peut-être aller le rechercher qu’il ne va peut-être pas le vendre, qu’il va peut-être faire demi-tour. Si vous croyez à ce que vous faites, à ce que vous filmez, il faut rester avec Bruno. Celui qui vend ne doit pas « voir ». C’est Bruno qui nous intéresse. Et du coup, le temps prend un autre sens. Dans cette attente, le spectateur a eu le temps de se demander ce que c’est que de vendre un enfant. Il fallait laisser ce temps. n
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