L’Enfant, nouveau film des frères Dardenne, creuse le sillon de leur passion pour la filiation. Cette fois, pour explorer l’extinction d’une généalogie biologique : vendre son enfant, qu’est-ce que cela veut dire ? Un clair-obscur très contemporain, commenté par les réalisateurs.
Pendant qu’au festival de Cannes, les frères Dardenne, pères de L’Enfant, obtenaient une seconde Palme d’or : après celle décernée à Rosetta en 1999 :, sortait en librairies Au dos de nos images (1), un livre réunissant les notes de travail, les réflexions accumulées par Luc Dardenne entre 1991 et 2005. Foisonnant de remarques sociales, politiques et artistiques, passionnant en ce qu’il retrace les années de galère des deux cinéastes, l’ouvrage se clôt sur une évocation de Bruno, le héros de leur nouveau film campé par Jérémie Renier : « Onzième version du montage de L’Enfant. (…) Nous nous apercevons que ce que nous avons filmé, c’est Bruno qui attend (souvent avec un mur derrière lui) et apparemment nous aimons le filmer ainsi, en train d’attendre, debout ou assis. Il attend l’homme qui doit sortir du bistrot, il attend l’argent, il attend la sonnerie de son portable, il attend l’ouverture des portes du bus, il attend l’ascenseur, il attend le passage de la commerçante pour lui voler son sac ». Chef de bande entouré de gamins chapardeurs, Bruno, vingt ans et insouciant avec ça, vit d’expédients. Il ne cesse en effet d’attendre, de guetter le moment opportun où il pourra monnayer ses larcins et dépenser son butin, pour s’acheter par exemple une veste en cuir. Planqué dans son repaire sur les bords de la Meuse, il attend. Tout le temps. Il attend tout, sauf l’essentiel : son enfant, Jimmy, dont sa copine Sonia (Déborah François) vient d’accoucher.
Filiation
Perdu dans les nimbes d’une apesanteur sociale, Bruno ne s’est pas déplacé à la maternité. C’est sur la présence physique de Sonia que s’ouvre le film, alors qu’elle cherche le fuyard à travers toute la ville pour lui « présenter » le nouveau-né. Fruit de leur amour juvénile mais puissant, cet enfant que la mère dirige d’emblée dans le sens de Bruno ne s’adresse pas à lui, ne le concerne pas ; ce tout, enveloppé dans un burnous, n’est rien pour lui. Le processus de filiation s’avère ici troué, anémié, le biologique et le symbolique ne coïncidant plus, la réciprocité du rapport père-fils tournant à vide : si Bruno en est incontestablement le géniteur, Jimmy pourtant n’est pas son fils. Parce qu’il n’est pas en mesure de différencier l’être et l’avoir (un enfant et un landau), Bruno, sur un coup de tête, décide d’en tirer profit, de le mettre en vente. Dans le champ de ruines laissé par la destruction de l’expression, ronflante dans son évidence même, dans tous ses impensés, « attendre un enfant » (qui ne fait plus sens, qui s’est vidé de sa substance existentielle), les Dardenne osent soulever une autre interrogation grondante, tel un coup de tonnerre : « vendre son enfant », qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Le rachat
La flamme allumée par les Dardenne s’embrase à l’aune de la banalité de l’acte commis par Bruno, de son extrême contingence. Haletant, le premier mouvement du film consiste à changer cet événement inconcevable en un geste ordinaire, évident, insignifiant, assumé. « On en refera un autre », répond simplement Bruno à Sonia pour justifier avec pragmatisme l’immonde transaction. Le foudroiement de Sonia qui s’évanouit sur le champ et refuse ensuite tout dialogue ou confrontation enclenche le second mouvement : l’odyssée du « rachat », dans la double acception du terme, financière et morale. Paradoxalement, c’est la confrontation à l’implacabilité de la loi qui rendra possible la défaillance finale du personnage, lors de cette sublime dernière séquence, emportant tout le film sous un torrent de larmes.
Sur les bords
Bruno est un enfant léger et sautillant qui a choisi de vivre dans les marges (sur les bords du fleuve), plus qu’un produit lourd de l’exclusion (ce qu’était Rosetta) et son geste n’est en rien expliqué par sa seule place sociale, ni réductible à une précarisation de l’existence ou à un délitement de la valeur travail qui valait encore son pesant d’or dans La Promesse, Rosetta ou Le Fils. Le film, heureusement, échappe aussi à l’écueil simpliste, univoque, de la marchandisation de la vie ou du consumérisme forcené, etc. C’est pour cette raison justement qu’il est magistral, effrayant, éprouvant. De l’autre côté, L’Enfant ne se donne pas non plus comme une variation sur un infanticide symbolique. Tout à la fois limpide et couvert de zones d’ombre, le film tient justement sur cette crête escarpée : ni mythologie, ni sociologie ; ni symbole, ni fait divers. D’ailleurs, si les Dardenne ont la sombre intuition de toucher là quelque chose de très contemporain (« nous sentons que nous sommes dans la matière de notre époque »), ils ont du mal, lorsqu’on les interroge sur ce point, à raccrocher leur histoire à un état réel de la société contemporaine. Une notation opaque tirée d’Au dos de nos images fournit un horizon de réponse possible, rhizomique : « Etrange société qui produit des individus qui ne sont pas là, qui ne sont pas là pour un autre, qui ne sont pas là pour eux-mêmes, pour qui personne n’est là. A la fin du film, Bruno serait là. » Placé sous le sceau d’un titre ambigu (qui est l’enfant ? Bruno ou Jimmy ?), le nouveau film des frères Dardenne travaille à rebours du sillon creusé par leur œuvre précédente, Le Fils. Quand l’un mettait en scène « la genèse d’un rapport généalogique apparemment impossible » (soit la relation entre un père et le jeune meurtrier de son fils), l’autre met à feu l’extinction d’une généalogie biologique, apparemment possible. Le Fils, qui était avant tout une histoire de mesure et de juste distance, commençait par une sortie de prison, maintenue hors-champ, alors que L’Enfant, où tout est affaire de prix, s’achève par une séquence carcérale qui réussit le tour de force de ne rien clôturer (une fin ouverte dans une prison ouverte…). Quant à la présence de l’acteur Jérémie Renier, elle magnétise à nouveau le personnage d’Igor qu’il interprétait dans La Promesse, film auquel L’Enfant fait un clin d’œil à travers les déplacements en scooter. Les frère Dardenne redonnent aujourd’hui vie à toutes leurs obsessions qui se précisent, s’affinent de film en film : la substitution des rôles (Steve prenant la place de Jimmy, quand Bruno endosse enfin ses responsabilités en se dénonçant à sa place), la volonté forcenée de troquer les idées abstraites contre des objets concrets (ici le landau, le téléphone portable ; la ceinture en cuir, le mètre pliant dans Le Fils, etc.) : « L’essentiel du cinéma, c’est l’accessoire. » Mais avec les Dardenne, qui à deux ne forment qu’un, l’accessoire et l’essentiel avancent toujours main dans la main.
/L’Enfant de Jean-Pierre et Luc Dardenne/
/En salles le 19 octobre/
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