La revendication d’une revalorisation des salaires est revenue au cœur des mobilisations. Question d’urgence sociale alimentée par le refus des injustices. Analyse critique des données en matière de revenus.
Au nom du « patriotisme économique », Dominique de Villepin a annoncé, fin juillet, une série de mesures visant à protéger « les intérêts de nos entreprises ». Parmi celles-ci, certaines, telles la réforme de l’ISF ou la diminution du taux de taxation des plus-values sur la revente d’actions, sont de nature à accroître les inégalités de revenus entre les ménages. Ces réformes allégeront les taxes qui pèsent sur le patrimoine, alors qu’il est la plus grande source d’inégalité de revenus entre les ménages. Dans le même temps, une baisse de la rémunération du livret A (de 2,25 % à 2 %) est intervenue au 1er août 2005, réduisant le rendement du type d’épargne(1) le plus répandu à peau de chagrin. Côté rémunération du travail, alors que les salaires de certains grands dirigeants français ont scandaleusement explosé ces dernières années, le Smic n’a pas eu de coup de pouce depuis 2001 (2). Enfin, les réductions successives de l’impôt sur le revenu entraînent mécaniquement un accroissement des inégalités (3). Difficile, au bout du compte, de savoir si les inégalités de revenu augmentent ou pas, tant la production statistique française est partielle et partiale (voir encadré) ; il est cependant patent qu’aucune des mesures prises sous le second mandat de Jacques Chirac n’est de nature à les réduire. Les récentes évolutions semblent confirmer les tendances à l’œuvre depuis le début des années 1980 : le pouvoir d’achat des salaires stagne, tandis que les rémunérations du patrimoine explosent.
Dérive du pouvoir d’achat
Aini, alors que le niveau de vie moyen a augmenté de 1,1 % par an entre 1982 et 2003, le niveau de vie des ménages de salariés ou de chômeurs n’a crû que de 0,6 % par an en moyenne. En réalité, le niveau de vie des ménages salariés ou chômeurs a stagné sur la période 1990-1998, et a même régressé de 0,4 % entre 2002 et 2003. Cet indicateur, contrairement au niveau de vie moyen, ne prend pas en compte les revenus du patrimoine, les pensions de retraite et de préretraite et les revenus du travail indépendant : il est donc significatif de la condition salariale, celle des ménages qui ne dépendent que de leur revenu d’activité salariée (ou, le cas échéant, des allocations chômage). Pierre Concialdi, économiste et membre du CERC association, commente : « Pour la majorité des salariés, qui ne peuvent compter que sur les revenus de leur travail, le niveau de vie relatif a considérablement chuté depuis vingt ans. Aujourd’hui, la condition salariale est comparable à ce qu’elle était il y a un demi-siècle » (4). On observe en effet une quasi-stagnation du pouvoir d’achat du salaire net moyen depuis 1978, d’autant plus remarquable que le niveau moyen de qualification n’a cessé d’augmenter tout au long de la période. Si l’on neutralise cet effet, le salaire net moyen a en fait connu une perte de pouvoir d’achat comprise entre : 4 % et : 8 % depuis 1978.
D’après l’Insee, cette modération salariale « a pour origine principale la montée du chômage mais aussi la désindexation des salaires (1982) et les moindres revalorisations du Smic » (5). Par conséquent, la « rigueur salariale » ne concerne pas tous les salariés de la même façon. Si les salaires les plus bas de l’échelle ont stagné, voire régressé, les salaires des grands dirigeants au contraire ont explosé ces dernières années. Lindsay Owen-Jones, patron de l’Oréal, a ainsi touché 6,6 millions d’euros en 2004 : 4,77 siècles de Smic (6) ! Les femmes sont par ailleurs davantage victimes de la modération salariale du fait de leur plus forte exposition aux emplois atypiques : « En France, l’écart moyen de revenus entre hommes et femmes approche les 40 %. Pour un temps plein, l’écart du taux horaire est bien de 20 % : le reste de la différence s’explique par un moins grand nombre d’heures effectuées par les femmes, qui travaillent plus souvent en temps partiel » relève l’Observatoire des inégalités. Même lorsqu’elles occupent les fonctions les plus élevées, elles restent moins bien payées : le salaire mensuel moyen d’un homme chef d’entreprise est de 2 993 euros, il n’est que de 1 782 euros pour une femme. L’écart est de 68 %, alors qu’il est de 37 % pour l’ensemble des postes (7). Enfin, la quasi-stagnation des salaires depuis vingt ans accroît les inégalités entre générations : en 1975, les salariés de 50 ans gagnaient en moyenne 15 % de plus que les salariés de 30 ans, les classes d’âge adultes vivaient alors sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, l’écart est de 40 %.
« La stagnation des salaires nets reflète en partie la montée des prélèvements sociaux (cotisations sociales et CSG) sur les salaires », note Pierre Concialdi. Ces prélèvements finançant des prestations, leur augmentation a en partie été compensée par un accroissement des prestations jusqu’en 1988, notamment les pensions de retraite et de pré-retraite. Mais depuis cette date, la part des prestations sociales dans le revenu disponible des ménages a stagné, alors que la part des revenus d’activité, et en particulier des salaires, n’a cessé de diminuer. Ce sont alors les revenus du patrimoine qui ont été particulièrement dynamiques : leur pouvoir d’achat a augmenté de 202 % entre 1988 et 2002, alors que celui de la masse totale des revenus n’a crû que de 35 %. changements structurels
Or, les revenus du patrimoine sont ceux qui sont les plus inégalement répartis entre les ménages (cf. encadré). La plus forte progression des revenus du patrimoine profite donc aux ménages les plus aisés.
Malgré ces évolutions, les enquêtes de l’Insee dressent le constat d’une réduction des inégalités : selon l’institut, le rapport entre le niveau de vie des 10 % les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres est passé de 4,3 en 1979 à 3,3 en 1999. Mais après une période faste dans les années 1970, depuis le milieu des années 1980 les inégalités de niveau de vie ont cessé de se réduire.
Cependant, ce calcul repose sur les enquêtes « revenus fiscaux » qui ne prennent pas en compte 80 % des revenus du patrimoine et ne concernent pas les véritables sommets de la hiérarchie des niveaux de vie (1 à 2 % des ménages les plus aisés), ce qui minimise considérablement l’indice de l’évolution des inégalités en France. Dans les années récentes, compte tenu de l’évolution des revenus financiers et des prix de l’immobilier, il y a en fait de grandes chances que les inégalités aient augmenté. En 2003 et 2004, les dividendes versés aux actionnaires ont fortement crû, et ils augmenteront encore en 2005, au profit de 70 % des ménages dont le patrimoine est supérieur à 450 000 euros, qui possèdent des valeurs mobilières, alors que seuls 1,7 % de ceux dont le patrimoine est inférieur à 3000 euros en possèdent. L’explosion des revenus des valeurs mobilières entraîne mécaniquement un accroissement des inégalités de revenus. Tout en bas de l’échelle des niveaux de vie, les chômeurs et les allocataires de minima sociaux restent les grands oubliés de la croissance : en 1988, le niveau de vie moyen des ménages représentait 3,8 fois celui des allocataires de minima sociaux, cet écart est passé en 2003 à 4,2. Selon Pierre Concialdi, « les récentes revendications salariales ne sont donc pas le fruit d’une illusion d’optique liée à l’annonce de profits boursiers records. La dégradation de la situation des salariés traduit un changement structurel dans le partage des revenus ».
/1. 83,2 % des ménages possèdent un livret d’épargne./
/2. Le « coup de pouce » du Smic en 2001 s’élevait à 0,29 %. Depuis la loi d’harmonisation des salaires minimum de 2003, le Smic et les 4 GMR les plus faibles (salaires minimums correspondant aux différentes dates de passage aux 35 heures) rattrapent le niveau de la GMR la plus élevée. Hormis l’augmentation équivalente à celle de l’indice des prix à la consommation, aucune autre augmentation n’a été accordée. Le pouvoir d’achat de la GMR la plus élevée stagne depuis 2003./
/3. L’impôt sur le revenu est le seul impôt progressif en France. Son prélèvement permet une réduction des inégalités absolues et relatives (proportion que les revenus les plus faibles représentent par rapport aux revenus les plus élevés) entre revenus./
/4. Pierre Concialdi, la lettre du CERC association, n°11,2005./
/5. «La Modération salariale en France depuis le début des années 1980», INSEE, Economie et statistique, n°367, 2003./
/6. Données des rapports annuels 2004 des sociétés, part fixe + variable du salaire./
/Source : L’Express, 2 mai 2005./
/7. Calculs Alternatives économiques septembre 2004, d’après l’Insee. Données 2001 hors fonction publique/
/8. Selon l’enquête revenus fiscaux 2000, Insee-DGI, ménages dont la personne de référence n’est ni étudiant, ni militaire. La présentation statistique de la répartition des revenus se fait sous forme de déciles cumulables, c’est-à-dire par tranches de 10 % de la population, allant des plus pauvres aux plus riches. Le 6e décile correspond donc aux 60 % des ménages les moins riches./
/Le dernier décile correspond aux 10 % les plus riches. La médiane se situe à 50 % : le revenu médian est tel que 50 % des ménages ont un revenu inférieur, et 50 % des ménages ont un revenu supérieur./
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