Bush, Blair, Benoît XVI, Ahmadinejad, Sarkozy. L’internationale autoritaire

Affirmation libérale, obsession de l’ordre et tentation autoritaire: cette combinaison originale séduit, un peu partout, une large part des élites au pouvoir. Elle n’est pas un phénomène passager.

L’élection de George W. Bush a relancé la «révolution conservatrice» amorcée aux Etats-Unis à la fin des années 1970. Critique républicaine de l’Etat, exaltation de la puissance américaine et bellicisme extérieur: les attentats du 11 Septembre y ont ajouté l’exacerbation patriotique et la spirale sécuritaire. La lutte contre le terrorisme est passée de l’ordre international à l’ordre intérieur. Le Patriot Act (1), voté par le Congrès le 26 octobre 2001, renforçait massivement les pouvoirs des différentes agences gouvernementales (FBI, CIA, NSA) pour une durée de quatre ans. Or, le 21 juillet dernier, la Chambre des représentants a décidé de prolonger les mesures prises et, pour seize d’entre elles, de les rendre permanentes. Le 29 juillet, sans débat ni dépôt d’amendement, le Sénat entérinait ce choix. La réduction des droits de la défense, la violation de la vie privée et la possibilité de détenir, sans limite et sans inculpation, toute personne tenue pour un «combattant ennemi» ou un «combattant illégal» sont ainsi devenues des normes juridiques à part entière.

RUPTURE ANGLO-SAXONNE

Les attentats de l’été à Londres ont eu le même effet au Royaume-Uni. «Personne ne doit douter que les règles du jeu ont changé» , a affirmé Tony Blair, en annonçant qu’il présenterait à l’automne une série de mesures législatives modifiant sensiblement la loi sur les droits de l’homme. Outre une restriction drastique des modes d’accession à la nationalité britannique, le leader travailliste prévoit de durcir la législation antiterroriste, de faciliter les expulsions, d’élargir les possibilités de garde à vue voire d’instituer une procédure de «pré-procès» , plus expéditive que celle que prévoit une tradition judiciaire vieille de plus de 250 années. Dans la foulée, Lord Falconer, ministre des Affaires constitutionnelles et troisième personnage de l’Etat, a évoqué à son tour la possibilité de créer des tribunaux d’exception permettant d’étendre à au moins trois mois, sinon indéfiniment, la garde à vue de suspects dans des affaires de terrorisme. Reprenant une pratique expérimentée en Irlande du Nord dans les années 1970, le gouvernement Blair conforte un état d’esprit et légitime des pratiques jusqu’alors étrangères à la tradition anglaise.

PATHOS POPULISTE

L’obsession sécuritaire n’est qu’un versant du nouveau discours dominant. La thématique nationaliste en constitue un autre. En même temps qu’il annonçait l’inflexion sérieuse de la législation britannique, Tony Blair a insisté sur le besoin d’une intégration accrue des immigrants aux valeurs supposées constitutives de l’identité britannique. «Venir en Grande-Bretagne n’est pas un droit (…) et demeurer ici implique un devoir. Ce devoir est de partager et soutenir les valeurs du British way of life.» L’apologie de la «britannité» se fait quelques mois à peine après que le plus proche compagnon de Tony Blair, le ministre des Finances Gordon Brown, a déclaré spectaculairement en Afrique de l’Est que «l’époque est révolue où la Grande-Bretagne devait présenter des excuses pour son histoire coloniale» (2) (cf encadré).

Le discours sur les plus démunis est le dernier volet du nouveau credo. En Israël, l’ultra-réactionnaire Benyamin Netanyahou justifie désormais son opposition au retrait israélien de Gaza par… l’exigence sociale. «Les 1,8 milliard d’euros dépensés pour le désengagement seraient mieux utilisés s’ils étaient consacrés aux vieux, aux handicapés, aux malades, aux soins de santé, aux mères au foyer et à la lutte contre la violence domestique» (3). L’un des principaux responsables du démantèlement des dispositifs travaillistes de protection sociale et du creusement des inégalités se fait, par la vertu revendiquée du rassemblement national antipalestinien, le héraut des pauvres et des délaissés. A l’instar du gouverneur de la Banque d’Israël qui affirmait avec aplomb, peu de temps auparavant, que l’objectif de sa politique : la rigueur monétaire : était la lutte contre la pauvreté…

RECHERCHE NOUVEAU SOUFFLE

Nicolas Sarkozy s’inscrit ainsi dans une logique bien dessinée. Quand le ministre de l’Intérieur proclame à La Courneuve que l’on «nettoiera la cité des 4000» , il ne faut pas voir dans son propos la moindre bavure mais l’expression ramassée d’un «populisme punitif» (4). Il ne dérape pas quand il s’exclame qu’il est là «pour nettoyer la France des voyous» . Quand il lance son «Cessons de culpabiliser la France qui se lève tôt» , il fait comprendre qu’il est du côté de ce petit peuple, qui emprunte dès l’aube le métro pour travailler. Et quand il explique avec fermeté qu’il veut «un islam de France et pas seulement un islam en France» , il ne plaide pas pour un islam démocratique et moderne, mais pour un opérateur permettant de mettre chaque apport migratoire aux normes d’une culture nationale et d’un ordre social et moral auquel nul n’est censé pouvoir déroger.

Inutile, pour expliquer tout cela, d’allonger notre homme sur le divan du psychanalyste… Nicolas Sarkozy tente à sa manière de définir les conditions d’un nouveau souffle pour la droite… et pour l’ordre social. La droite classique et conservatrice des notables cléricaux ou républicains s’était engluée dans la tentation fasciste qui l’avait irrémédiablement discréditée. La synthèse gaulliste du capitalisme et de la technocratie administrative avait buté sur la crise systémique des années 1970. Le regain centriste de nouveaux notables giscardiens n’a pas réussi le mythique rassemblement des «deux Français sur trois». Quant à la remuante génération des quadras de la droite néolibérale des années 1980, elle a mis à bas l’édifice mitterrandien, mais sans imposer un mode de régulation politique suffisamment stable et attractif pour ancrer son propre pouvoir dans la durée. La «méthode Sarko» veut répondre à des contraintes propres à la droite française. Elle le fait dans un cadre qui n’a rien d’exclusivement français…

TENDANCES UNIVERSELLES

L’essor de la mondialisation capitaliste a provoqué partout l’entrelacement de plusieurs grandes évolutions. La destruction néolibérale du modèle d’après-guerre : le mixte du capitalisme et de la régulation étatique : a généré une croissance chaotique et une accélération des inégalités. L’équilibre relatif de la guerre froide a laissé la place à la recrudescence des conflits, à la multiplication des poches de tension et à l’extension d’un interventionnisme militaire occidental sous leadership américain. Dans chaque société, sur la base du recul de «l’Etat providence», l’insécurité sociale généralisée a relancé la peur sociale. Enfin, la volonté collective s’est partout effacée devant la «main invisible du marché» . A ce jeu, la démocratie perd de son ressort et la politique tout entière de sa légitimité. A quoi servent la délibération et la décision démocratiques, si elles ne peuvent plus peser sur les grands choix de notre vie quotidienne? Ces évolutions sont aujourd’hui universelles. Elles ont installé une conjonction inquiétante. Elle relie la crise de la «gouvernabilité» et la coupure entre «élites» et «peuple». Elle nourrit la montée d’un certain populisme.

Depuis les années 1980, les équipes au pouvoir dans les grandes démocraties occidentales ont intégré les normes nouvelles du capitalisme financiarisé et ont démantelé partout les instruments de l’action publique. Quand l’instabilité sociale provoque une demande nouvelle d’intervention, l’Etat n’a plus les moyens d’y faire face, sauf à contredire les dogmes que les conservateurs et les sociaux-démocrates ont les uns et les autres entérinés. Par là s’érode de façon durable la confiance dans l’action des gouvernants et s’installe l’instabilité politique qui rend fragile la construction de toute majorité et empêche la mise en place de logiques gouvernementales inscrites dans la durée.

Par ailleurs, la déferlante inégalitaire tend à installer dans les représentations une coupure inédite. D’un côté, un groupe composite juxtaposant à la fois ceux qui bénéficient réellement du système : les dominants du monde de l’argent ou de la haute technocratie : et ceux qui, à tort ou à raison, pensent qu’ils en tirent des ressources ou, à tout le moins, une certaine protection. De l’autre côté, un ensemble disparate qui agrège en même temps le pôle des «nouveaux pauvres», écartés du travail et de la redistribution sociale, et la galaxie informelle des statuts précaires et des salariés menacés par la flexibilité et les délocalisations. Les «élites» et le «peuple»: tel est le clivage apparent que produit l’évolution contemporaine.

Les conditions sont alors réunies pour une inflexion politique dangereuse. Le discours de la prétendue modernité libérale a été porté par une cohorte de responsables que leur sensibilité politique différenciait, mais qui se rapprochaient par leur façon d’être, de vivre et de parler. Or, dès l’instant où l’opposition entre la droite et la gauche se fait moins lisible et où les catégories dirigeantes donnent corps à l’idée du «tous les mêmes», voire du «tous pourris», la voie est ouverte pour le retour du discours populiste. Dans cette nouvelle grille de lecture sociale, le problème serait dans l’écart entre les «petits» et les «gros», entre le «bas» et le «haut», entre «eux» et «nous». Mais quand le «peuple» n’a plus de repères communs, quand il ne se sent plus représenté par les forces politiques existantes, quand la combativité de classe laisse la place au seul ressentiment social, la tentation est grande du recours à l’autorité et à l’homme providentiel.

ORDRE ET HOMME PROVIDENTIEL

Le choix de l’autoritarisme devient le débouché politique du choix économique du libéralisme. Quand on renonce à cette source de paix civile qu’est l’égalité des conditions, y a-t-il d’autre recours que la contrainte pour faire régner, sinon la paix, du moins l’ordre public? La propension autoritaire s’affirme au cœur même du monde libéral, aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, traumatisés par les effets en retour de leur statut de gendarmes du monde. Elle s’impose dans la Russie post-communiste oscillant, faute d’alternative, entre la frénésie financière et la nostalgie de l’ordre soviétique. Elle séduit de nombreux Etats du Sud, écrasés par le poids de la dette, de la dépendance et du mal-développement. Si la modernité démocratique s’identifie peu ou prou au choix du modèle économique libéral-occidental, la voie conservatrice et autoritaire peut l’emporter. En Iran, l’austère et rétrograde Ahmadinejad à fini par être préféré au plus libéral Rafsandjani (cf. encadré)…

La plupart du temps, le choix de l’homme providentiel accompagne celui de l’autorité. En effet, les partis politiques aspirant aux responsabilités gouvernementales apparaissent de plus en plus comme de simples machines permettant à l’élite de se disputer les postes de pouvoir. La fonction de représentation des partis s’altère et, avec elle, se tarissent leur image et leur capacité de mobilisation sociale. Devant cette carence, le retour du lien personnel et direct semble une issue crédible. Tendance d’autant plus forte, dans le monde occidental, que la médiatisation rend concrètement possible le dialogue entre le peuple et son favori et que la dérive institutionnelle nourrit la personnalisation du pouvoir : perversion bien connue du suffrage universel…

L’extrême droite a été, par tradition, la première à s’emparer de ces évolutions pour déployer son style et ses mots d’ordre. Du parti néofasciste en Italie, au Front national et au Vlaams Blok en France et aux Pays-Bas, les classiques populismes de droite se sont étendus, jusqu’à occuper les lieux de pouvoir locaux (municipalités en France) ou nationaux (le parti de Jörg Haider en Autriche). Mais la violence de cette droite extrême est à la fois une source d’attraction et de répulsion. La pente fascisante intéresse : n’est-elle pas censée dire «tout haut» ce que chacun pense «tout bas»? : et elle repousse. Elle peine en cela à constituer l’axe réaliste de majorités de pouvoir : cf. les déboires du FPÖ en Autriche. Peut-on donc bâtir une démarche à droite, capable d’intégrer les nouveaux paramètres, de tirer les leçons des échecs antérieurs et d’unifier, jusque dans leurs variantes extrêmes, toutes les familles de la droite européenne? Tel est le dilemme central.

UN LIBÉRAL-POPULISME

L’Italie a ouvert une voie. Les années 1990 ont transformé le vieux parti fasciste : le MSI de Gianfranco Fini : en parti de gouvernement et elles ont tissé la toile du «berlusconisme». A sa manière, Nicolas Sarkozy est l’expression française de cette recherche. De quoi s’agit-il? De constituer une dynamique institutionnelle et politique qui pérennise, dans l’ordre politique, le choix ultralibéral fait dans l’ordre économique et social. Pour cela «Sarko» veut construire l’image de l’homme politique en contact direct avec le peuple sociologique, sur le terrain ou par le truchement des médias. De ce peuple, il partage les angoisses et les attentes: il fustige l’Etat administratif : celui des bureaux et de l’impôt :, vitupère les déclassés et les groupes réputés dangereux, prône les vertus traditionnelles de l’autorité et du travail. Comme Blair en Angleterre, il se réfère volontiers au

French Way of life, à la communauté nationale qui donne sens à la vie de chacun et fonde l’ordre social. Il n’ignore pas les corps intermédiaires : y compris les appareils religieux : dès l’instant où ils concourent à l’ordre et acceptent en bloc les normes légitimant l’obéissance à l’autorité. Nicolas Sarkozy est ce que l’Etat ne veut plus être: le point de repère qui fait de la somme des catégories populaires un tout, qui fait un peuple de l’agrégation des individus.

«Populisme» dira-t-on? En un sens, oui. Est populiste celui ou celle qui prétend par lui-même entendre «le» peuple, exprimer ses attentes et vouloir les réaliser, à sa place, à la tête d’un Etat plus régalien que protecteur. Dans l’univers populiste, le peuple n’est pas à proprement parler acteur mais demandeur, en attente de la figure qui saura porter «sa» parole et agir en son nom. Par là, Berlusconi et Sarkozy sont des populistes, comme peuvent l’être, de façon différente, Haider, Fini ou Le Pen. Mais le recours au terme de «populisme» est à la fois une tentation et une impasse. Dans le langage courant, il permet de rejeter, dans la même opprobre, la xénophobie d’extrême droite, le combat d’Hugo Chavez contre l’oligarchie mondialisée et le camp des «non» à la Constitution européenne.

L’usage de «populisme» vaut donc s’il est maîtrisé, circonscrit, précisé. Quelque chose relie sans aucun doute le phénomène Sarkozy à la démagogie de Netanyahou, à la phraséologie néo-impériale de Blair, à l’autoritarisme sans fard de Poutine et au conservatisme religieux de Bush et d’Ahmadinejad. Mais ce qui tend à occuper l’espace politique occidental est plus qu’un populisme classique ; il est à proprement parler un «libéral-populisme», c’est-à-dire un dispositif cohérent qui est à la fois un mode de gouvernement, une idéologie politique et une conception de la régulation sociale. Le libéral-populisme vise à pérenniser l’ordre libéralo-financier, à accélérer le recul du public dans l’espace économique et social et à réinstaller au contraire l’Etat comme garant de l’ordre sécuritaire. L’Etat répressif et inégalitaire à la place de la régulation publique et égalitaire: telle pourrait être, dans un système politique de plus en plus présidentialisé, la base d’un nouvel équilibre social.

Roger Martelli

Paru dans Regards n°21, septembre 2005

-1. Le USA Patriot Act signifie Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act, c’est-à-dire «loi pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme» .

-2. Daily Mail , 5 janvier 2005.

-3. Ha’aretz , 29 juin 2005.

-4. Jérôme Ferret, Christian Mouhanna, Peurs dans les villes , PUF, 2005.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *