Le chœur a ses raisons

La chorale, nouvelle tocade des Français ? Le succès des Choristes relève-t-il seulement d’un sentiment réactionnaire ? A une époque où les utopies politiques sont en panne, cet espace collectif assume une fonction conviviale et sociale. Retours critiques.

Un tantinet désuète, la chorale évoque aujourd’hui encore les bancs de l’école, les messes dominicales, l’institution poussiéreuse. Elle n’a jamais vraiment perdu son goût mêlé d’encens, d’encre et de craie crissant sur le tableau noir. Le film de Christophe Barratier, Les Choristes, s’est chargé d’enfoncer le clou : évocation tire-larmes d’une communion perdue, du temps des classes uniques et des punitions corporelles, il campe un surveillant incarné par un Gérard Jugnot débonnaire qui se met en tête de monter un chœur avec les élèves en culottes courtes de son pensionnat. Cette adaptation de La cage aux rossignols réalisé en 1945 par Jean Dréville, surfe sur une nostalgie doucereuse initiée par Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Plus de huit millions de téléspectateurs, un million d’albums vendus, une tournée internationale couronnée par une série de concerts au Palais des Congrès : ce succès fut immédiatement interprété comme le signe d’une soif de chorale sans précédent. On a cru y voir un grand bouleversement. On nous a annoncé que la France s’était mise au chant, que l’espoir n’était pas tout à fait mort, que les Français avaient enfin trouvé le moyen d’aller mieux. Un modèle de « positive attitude » que ne renierait sûrement pas Jean-Pierre Raffarin.

Pourtant, beaucoup de professionnels s’accordent pour démentir ce coup de tonnerre. « Cela fait une vingtaine d’années que j’entends parler du boum des chorales », affirme le musicologue Philippe Gumplovicz. « Le fameux engouement, c’était il y a quinze ans », s’amuse à son tour Guillaume Deslandres, président de l’Institut français d’art choral (IFAC). Les premiers résultats de l’enquête qu’il conduit depuis cinq ans le disent : le vrai pic concernant la création de chœurs remonte aux années 1980. Le désir de chanter d’une seule voix profite, à ce moment-là, d’un terreau favorable. C’est l’époque du ministère du Temps libre et la fin des Trente Glorieuses. Le répertoire change : « Les années 1980 amorcent une tendance lourde. On assiste à la montée en puissance de la chanson française et du gospel qui prennent le pas sur le répertoire classique », poursuit Guillaume Deslandres. Du coup, plus de complexes : tout le monde se sent autorisé à donner de la voix.

Paroisse ou quartier ?

Aujourd’hui, on parle de sept mille chorales en France mais la réalité est sans doute bien supérieure : les chœurs des paroisses, des maisons de retraite, des entreprises et des écoles n’ont pas été comptabilisés. La vraie nouveauté tient d’ailleurs sans doute moins à un hypothétique engouement qu’à cette diversité. Avant, les choristes n’avaient pas le choix. C’était le mouvement A Cœur Joie sinon rien. Fondé pour les scouts (1), il a peu à peu élargi son public mais son empreinte chrétienne a contribué à auréoler cette pratique d’une connotation religieuse héritée du passé. Etienne Lestringant rappelle dans son livre, La Voix chorale ou le chant démultiplié (2), combien les relations entre la chorale et l’institution cléricale furent étroites : « Les chapelles ont constitué le cadre institutionnel dans lequel a pris forme peu à peu l’entité chorale. » A l’origine, la polyphonie s’incarnait « dans le chant à plusieurs voix des chantres réunis autour de l’autel. Lieu de sa naissance, le chœur de l’église fut aussi celui de sa croissance et de son expansion au fil des siècles ». Cette tradition perdure dans les paroisses mais elle doit faire face à un foisonnement tel qu’il dessine une nébuleuse difficile à appréhender. Comment évaluer l’importance des chorales d’entreprise qui se développent à grande vitesse ? Elles ne sont pas constituées en association Loi 1901, le comité d’entreprise servant en général de support juridique, et leur fonctionnement est assez confidentiel. Formatées pour les salariés, les répétitions ont lieu à l’heure du déjeuner, débouchant tout au plus sur un ou deux concerts par an. Dans ce cas précis, le but principal est donc la convivialité.

De nombreuses chorales de quartier assument aussi une fonction sociale en participant au tissu de la vie associative. A une époque où les utopies politiques sont décidément en panne, alors que le collectif n’a plus vraiment la cote, c’est un des rares espaces qui permette encore de lutter contre le sentiment d’isolement à la campagne et d’anonymat dans les grandes villes : « Ce sont des formes de pratiques collectives moins contraignantes que les activités militantes ou syndicales qui sont en perte de vitesse. En milieu rural, il existe des territoires entiers où les deux seules pratiques sociales sont le troquet et la chorale, poursuit Guillaume Deslandres. Plutôt que de taper la belote ou de jouer au foot, on est membre de la chorale du village. » Sans autre but, souvent, que de partager un moment avec d’autres, même si certains rassemblement se font autour d’une cause commune. C’est le cas des Rencontres de chorales révolutionnaires, mises en scène par la compagnie Jolie Môme (voir encadré), qui se déroulent chaque année à Saint-Amant-Roche-Savine (63) au mois de juillet. Cet été, les Josettes rouges du Havre, les Barricades de Grenoble, les Coccinelles voix rouge de Lyon, ou encore le Front musical d’intervention de Paris, qui entonnent des chants ouvriers, communards, féministes ou pacifistes, parfois réactualisés pour mieux accompagner les luttes actuelles.

Ambitions musicales

Mais ce désir d’être, sinon de se battre, ensemble, n’est pas la seule motivation des choristes. Entre les amateurs et les professionnels se niche une catégorie à part : celle des « grands amateurs ». Dentistes ou boulangers, comptables ou enseignants, ils ne vivent pas de leur pratique artistique mais sont mus par des aspirations esthétiques. « Chacun peut trouver ce qu’il veut sur le marché selon ses goûts et son désir d’investissement. La pratique amateur est multiple : elle concerne autant des gens qui viennent là pour se faire plaisir et passer une soirée agréable que des amateurs très accros, qui prennent des cours de chant et connaissent le solfège », détaille Etienne Lestringant, à la fois chanteur, professeur de chant et chef de chœur. Une chose est sûre, ce foisonnement témoigne d’un désir accru d’épanouissement personnel. Mais ce souffle est bien modeste comparé aux ambitions politiques et artistiques que portait au XIXe siècle un mouvement comme les Orphéons. « Tout commence par des chorales d’enfants d’ouvriers. Puis, comme on a besoin de voix graves, le mouvement se dissémine dans la classe ouvrière. Les orphéonistes chantent des chœurs d’opéra et d’opéra comique de compositeurs contemporains comme Berlioz, Donizzetti ou Gréty », raconte Philippe Gumplovicz, l’auteur des Travaux d’Orphée (3). « A la fin du XIXe siècle, on voit apparaître des critiques féroces contre les quelques chanteurs orphéonistes qui demeurent. Un écart s’établit entre l’ambition musicale, qui ne peut plus être portée par le peuple, et l’ambition politique. On exhume les polyphonistes du XVIe siècle. Le chœur va prendre une tournure plus distinguée, plus patrimoniale. » Avec le temps, ce fossé s’est creusé. La musique dite savante peine à toucher un public lambda. Elle est chantée par des musiciens professionnels qui refusent d’utiliser le mot « chorale », sinon avec mépris ou ironie, inquiets que les amateurs ne leur fassent de l’ombre. n

/1. Fondé par des chefs de chœurs scouts après la Libération, le mouvement A Cœur Joie s’inscrivait dans la lignée de la Chorale du scoutisme français de Lyon orchestrée, pendant l’Occupation, par le musicien César Geoffray./

/2. La Voix chorale ou le chant démultiplié,/

/éditions Van de Velde, 2004, 262 p./

/3. Les Travaux d’Orphée, deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000), harmonies, chorales, fanfares, éditions Aubier, 2001, 308 p./

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