« La nostalgie est dangereuse »
Le chœur, du théâtre à la rue, sous le regard ironique d’un homme du spectacle.
La France possède une faible tradition chorale. Pourquoi ?
André Wilms. Dans la musique classique, le chœur n’a jamais eu la même importance en France qu’en Italie et en Allemagne. Berlioz s’y est un peu essayé en montant les Troyennes même s’il a puisé pour cela dans le passé. Debussy n’en a jamais réalisé un seul. En France, on ne chante pas. Il y a bien eu des chorales dans le Nord, mais elles sont liées à l’apport des Polonais et d’autres ouvriers qui travaillaient dans les mines. Le français est une langue extrêmement difficile à chanter. Il ne se scande pas très bien. Cela nous a peut-être évité une sorte de fascisme de masse ! On l’a connu avec Vichy, mais c’était un fascisme rampant. La langue française a été très vite centralisée. En interdisant les dialectes, en Alsace où je suis né, par exemple, le centralisme révolutionnaire lui a fait perdre tous ses accents. Il l’a aplatie. Par ailleurs, le français a été très longtemps la langue de la diplomatie internationale. Du coup, on parlait pour ne rien dire, on parlait sans faire de vagues.
Dans quels univers chante-t-on en chœur ?
André Wilms. Chez les militaires ! Tout ce qui se déplace en groupe est le plus souvent soutenu par des chants. Cela soude. Les GI chantent sans arrêt pendant les entraînements. C’est la raison pour laquelle je me méfie du chœur. En ce moment, on voit surgir une nostalgie d’un Eden perdu où tout le monde vivait ensemble. C’est vrai que la société actuelle est individualisée, que tout le monde est seul et crève, mais la nostalgie est dangereuse. On ne peut pas dire « Ah ! C’était vachement bien le temps où on chantait en chœur ». C’est idiot. Je viens de relire un texte dans lequel Aristote affirme que les jeunes, en Grèce, ne sont plus comme avant. Dans Les Choristes, tout y est : les blouses comme quand j’étais petit, à l’internat, le bon professeur qui doit avoir une vision du monde au demeurant assez stupide.
Contrairement à la pratique populaire de la chorale, au théâtre le chœur ne travaille pas l’émotion… André Wilms. Le règne de la biographie donne l’impression à chacun que ses sentiments sont exceptionnels. C’est absurde. La société est victimisée, elle se psychologise à outrance. On veut envoyer les enfants voir des psys dès qu’ils sont un peu turbulents, on crée des cellules psychologiques quand survient un accident d’avion. Dans cette société du charity business, on fait l’aumône. Citons cette phrase de Brecht : « Quand je vois un pauvre qui tend la main, j’allume mon plus beau cigare et je lui crache à la gueule. » Aujourd’hui, les sentiments se répandent partout. Le chœur oppose à cela une espèce d’irréductibilité de la parole collective. Il ne véhicule pas d’émotions. Il a une fonction de catalyseur qui se traduit par une forme de dignité. C’est une discipline pénible, pas très valorisante. Il faut écouter l’autre. Les acteurs du chœur sont obligés de parler ensemble, donc ils ne peuvent pas y amener leurs sentiments individuels.
Les aspects techniques du chœur rappellent la distanciation brechtienne…
André Wilms. Ah, le mot distanciation… Il est mal traduit. Il faudrait peut-être le remplacer par « effet d’étrangeté ». Mais les deux ont à voir, bien sûr. Pour donner au spectateur un regard critique, il ne fallait pas qu’il soit happé par les émotions. Brecht voulait empêcher l’identification. Or il cassait souvent l’émotion par des chansons, résumant une scène à l’aide d’un chant.
Comment est-on passé du chœur à l’acteur ?
André Wilms : Le chœur a cédé sa place au héros individuel. Le drame cornélien, par exemple, consistait à choisir entre la politique et l’amour. Ce n’était plus le chœur qui était en jeu mais le héros. Puis on a vu réapparaître le chœur avec le théâtre épique, avant qu’il disparaisse à nouveau, en même temps que les grandes utopies collectives, avec la libéralisation de la société. Maintenant, plus personne n’écrit pour le chœur. Cela tient aussi à des raisons économiques : les auteurs contemporains savent que s’ils écrivent une pièce pour plus de quatre ou cinq comédiens, elle coûtera trop cher pour pouvoir être montée.
La portée politique du chant choral a-t-elle entièrement disparu ?
André Wilms. Je me méfie car j’ai été très politisé. J’ai beaucoup cru à l’aventure collective et, comme tout le monde, j’en ai pris plein la gueule. Nous avons subi une défaite historique dans notre tentative de continuer le mouvement dans les années 1970. Je ne renie rien mais je suis dubitatif concernant toute possibilité de transformation de la société par l’art ou la culture. Je ne crois pas à la portée révolutionnaire des œuvres. Les communistes : Eisler et Brecht notamment : sont les derniers à avoir travaillé le chant choral dans les œuvres. Il fallait glorifier les masses plutôt que l’individu. Le théâtre épique s’est beaucoup inspiré des Grecs. Le compositeur Heiner Goebbels avait créé un chœur dans les usines automobiles de Stuttgart, une fanfare d’extrême gauche, qui accompagnait toutes les manifs en Allemagne. La musique, même élitaire, était dans la rue et non plus seulement dans les salles de concert. Antoine Vitez parlait d’« un théâtre élitaire pour tous ». C’est magnifique mais le réel s’est chargé de remettre les choses en place. On s’est planté. Du coup, je suis devenu modeste. Notre époque a été idéalisée. Ceux qui veulent changer la société aujourd’hui sont tout aussi minoritaires que nous l’étions. Ce qui me semble intéressant, c’est de continuer à jouer le rôle de poil à gratter. Au fond, le succès des Choristes ne relève pas seulement d’un sentiment réactionnaire. Il traduit un regret profond de cet être-ensemble où on se cimentait à travers une activité commune qui gommait les différences, parfois même de classes. On a fini par croire que c’était définitif, d’où ce regret. Si l’histoire de ce film s’inscrit dans le passé, c’est aussi lié au sentiment qu’elle ne peut pas s’ancrer dans notre époque. C’était forcément il y a longtemps.
/* Il a mis en scène Les Bacchantes d’Euripide à la Comédie-Française. La pièce sera reprise en décembre 2005./
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