Entre nous

Ce mois-ci, plusieurs films français nous parlent des secrets de l’intimité, conjugale, amoureuse, dangereuse… Intrus, voyeurs ? De la précision du documentaire à la fiction, le couple au quotidien.

Pendant la présentation du Filmeur dans la sélection « Un Certain Regard » lors du dernier festival de Cannes, Alain Cavalier, très ému, a confessé appréhender que les conditions de projection ne monumentalisent « l’intimité » de son film. D’intimité, il en était en effet plus que jamais question, Le Filmeur prolongeant la veine autobiographique amorcée avec Ce répondeur ne prend pas de messages en 1978 et La Rencontre en 1996. Au fil de ce journal de bord poignant dont les premiers plans furent tournés en 1994, dix années du quotidien du réalisateur du Plein de super (1975) et de Thérèse (1986) défilent. Epaisseur d’une vie, soubresauts de la vie : le temps passe ; le vieillissement se fait sentir ; les fruits pourrissent ; la maladie : cancer de la peau : revient ; la mort rôde : le père du cinéaste disparaît en une magistrale ellipse :, mais le geste documentaire consistant à filmer (soi-même, son entourage, les objets environnants, son habitat, etc.) demeure tel qu’en lui-même, c’est-à-dire un pur acte de présentification.

Transgressions

Prolongeant le corps du filmeur, la caméra numérique d’Alain Cavalier, mieux que tout autre, fait advenir des présences. Poindre des moments de l’existence. Françoise, la femme aimée, se peint les ongles. Elle se coupe le doigt en faisant la cuisine. Elle nourrit des oiseaux. Dans les toilettes d’un café, Cavalier improvise une oraison funèbre pour Claude Sautet. Chante « une petite aube aux doigts de rose ». Une poule sort du champ. Intrus dans le champ, un immeuble en construction dérobe le bleu du ciel au filmeur. Servis par un montage extrêmement précis, tous ces instants, loin d’être isolés, tricotent une vraie totalité cinématographique. Cavalier change le temps en espace et c’est cette transformation, justement, qui s’avère fondamentale dès lors qu’il s’agit de l’intimité du quotidien, de la quotidienneté de l’intime. Michel de Certeau a bien montré en quoi le quotidien n’était pas une scène, un spectacle, mais un champ d’action, celui-là même qu’a choisi d’investir le filmeur. Traquée jusque dans son sommeil, accompagnée dans les moindres évolutions de son régime, Françoise Widhoff, la compagne du réalisateur, est la première à vivre ponctuellement cette action comme une transgression. Elle qui, à peine sortie d’une séance de radiographie de l’utérus, sait que Cavalier rêverait de placer sa caméra à l’intérieur même de son corps… Dans cette optique, le film ne cesse de déstabiliser l’extériorité de la place de spectateur, happé ici au cœur de l’intime, essoufflé, haletant, actif, toujours dedans, jamais dehors. Le film s’achève en un fondu au noir « pour dire au revoir ».

Le désir à quatre

Autre « noir », secret et profond, autre façon de donner à voir les arcanes de l’intimité et des passages à l’acte qu’elle induit : Peindre ou faire l’amour, d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, qui, entre ses deux verbes, s’étoile autour du personnage d’Adam, un aveugle interprété par Sergi Lopez, marié à Eva, sa « femme invisible » (Amira Casar) rencontrée dans une grotte préhistorique. Le quotidien amoureux de William (Daniel Auteuil) et Madeleine (Sabine Azéma), un couple bourgeois marié depuis longtemps, se voit bouleversé le jour où Madeleine, en train de peindre, croise par hasard Adam en pleine nature, au pied du Vercors. Adam n’attend pas pour lui faire visiter une maison à vendre et c’est autour de cet habitat privé que l’intrigue se construit, se déconstruit, bondit et rebondit. Une amitié naît entre les deux couples voisins qui commencent à prendre du plaisir à dîner ensemble, à faire connaissance. Le plaisir devient désir lorsque Eva demande à Madeleine de faire son portrait. La jeune femme se dénude : « Il y a très longtemps que personne ne m’a vue. » Le désir se métamorphose en acte quand le quatuor se retrouve à vivre sous le même toit. Peindre ou faire l’amour est l’un des premiers films à aborder la question de l’échangisme en tant que négation de l’adultère : le désir pour l’autre s’éprouve ici à deux, sans culpabilité, dans une subtile réciprocité bien illustrée par la scène chorale de l’échange des bouquets de fleurs entre Madeleine et William : « Pour vous et nos amis », « Pour vos amis et vous. » Les plus beaux moments de ce film, qui délaisse un peu trop vite à nos yeux le personnage central d’Adam et se résout sur un mode assez convenu, résident dans une oscillation entre le visible et le caché (les tableaux peints par Madeleine restent tout au long du film invisibles), l’aveuglement et la lucidité (« Ce sont des échangistes et ils sont très dangereux » vs « Ce sont des gens formidables »). C’est lors du long noir de cinéma (l’aveugle guidant le couple dans la forêt en pleine nuit), écho inversé à la blancheur de la toile du début, cachette secrète du film, que se dissimule toute la profondeur de l’intimité en jeu.

Liaison dangereuse

« Ce qui m’intéresse, c’est d’être tout de suite dans l’intime. Le reste, je m’en fous » : c’est par ces mots que Laurent Kessler (Benoît Poelvoorde dans un contre-emploi très réussi) parvient à séduire Claire Gauthier (Isabelle Carré) dans Entre ses mains, thriller intime d’Anne Fontaine servi par la très belle lumière (hivernale) du chef-opérateur Denis Lenoir. Mariée à Fabrice (Jonathan Zaccaï), mère d’une petite fille, la jeune femme travaille au service des sinistres d’une compagnie d’assurance lilloise. « Personnalité contrastée », personnage aussi drôle que sombre : convaincu, par exemple, qu’il serait devenu pyromane s’il avait été pompier :, Laurent Kessler est vétérinaire. Liaison (très) dangereuse faite d’attirance et d’effroi, impossible car d’emblée sinistrée, leur rencontre est placée sous le signe d’un dégât des eaux, objet d’une discussion en voix off qui rythme le générique d’ouverture. L’originalité d’Entre ses mains est d’exporter en partie la scène du théâtre amoureux sur un terrain professionnel, les deux personnages surgissant souvent inopinément sur leur lieu de travail respectif, s’observant en situation. Voilà longtemps qu’un film français n’avait pas accordé une telle attention à l’exercice d’un métier, à la saisie des gestes du quotidien professionnel. Filmant avec grâce la ville de Lille durant la période de Noël et les pérégrinations nocturnes de ses deux amoureux, qui s’aimantent et se repoussent à la fois, Anne Fontaine réalise là son meilleur film depuis Nettoyage à sec (1997).

La peur comme étrange moteur de l’intimité sentimentale est aussi le sillon que creuse à sa façon Une aventure de Xavier Giannoli, réalisateur des Corps impatients, trop poseur ici. Alors qu’il vit avec Cécile (Florence Loiret-Caille), narratrice de l’histoire, Julien (Nicolas Duvauchelle) se laisse hypnotiser par Gabrielle (Ludivine Sagnier), en devenant le spectateur de ses crises de somnambulisme. Jeune mère entretenue par un riche amant, Louis (Bruno Todeschini), Gabrielle vit tout près de chez Julien. La nuit, hors d’elle, dépossédée, violente, elle bat le pavé, pieds nus, en larmes, devenant une menace pour elle-même. Julien est censé voir ce que Gabrielle ignore d’elle-même et c’est ce pacte, cette envie irrésistible qu’il a d’être le témoin de sa violence intérieure, des gouffres de son passé, qui les liera secrètement.

/Le Filmeur, d’Alain Cavalier, en salles le 21 septembre/

/Peindre ou faire l’amour, d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, en salles le 24 août/

/Entre ses mains, d’Anne Fontaine, en salles le 21 septembre/

/Une aventure, de Xavier Giannoli, en salles le 31 août/

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