Années 80

Vingt petites années, et de sacrés boulversements. On n’est toujours pas remis, et on essaie tous de comprendre, de se repérer, de lire l’avenir qui se dessine et l’avenir qu’on aimerait. En 80, Sartre meurt, Solidarnosc naît. La guerre ravage l’Irak et l’Iran, et bientôt un pouvoir de gauche s’installe en France. L’espérance danse à la Bastille, Jaruzelski proclame l’état de guerre en Pologne, on autorise les radios libres, Aragon s’en va, une loi sur l’audiovisuel va mettre fin au monopole public, le skateboard s’élance, le TGV aussi, le culte de la santé par le jogging et de la silhouette affinée par l’aerobic saisit une population qui n’entend plus se laisser malmener par ce qu’on va commencer à appeler une « hygiène de vie » défaillante, on entre au pas de course dans l’univers du « corps capital » ; on cherche moins le plaisir que la satisfaction de demeurer en forme et opérationnel, les survêtements feront bientôt concurrence aux jeans, et les chaussures de sport remplaceront les mocassins, en bien plus cher, à condition que ce soit « de la marque ». Etonnant . Mac Do et Nike, Michael Jordan sera la star des stars, et dans les cités, on jouera prochainement à se prendre pour les frères des mômes des ghettos, capuchon et training, la gloire à portée de main, si on court vite ou si on saute haut.

Des années d’inquiétude

Energie balance sa soupe américaine avec une puissance telle qu’elle parasite les menues radios moins aimées des annonceurs, l’époque est violente, le Liban souffre, trois mille Palestiniens sont massacrés à Sabra et Chatila, Benigno Aquino, Indira Gandhi, Olof Palme sont assassinés, le religieux revient sur le devant de la scène politique, Khomeini condamne à mort Rushdie pour ses Versets sataniques, son traducteur japonais sera assassiné, le sida tue, et les fantasmes les plus surprenants tiennent lieu d’explication de cette maladie, on retrouve ce qu’on croyait, en nos pays prospères, definitivements mis au passé, la peur de la pandémie, Tchernobyl tue, on ne croit plus guère au progrès, on ne croit plus aux seuls bienfaits de notre civilisation technicienne, on découvre le trou de la couche d’ozone, on découvrira un peu plus tard la vache folle et le maïs transgénique, l’inquiétude se lève.Les fantômes reviennent.L’extrême droite se fait entendre, les attentats au nom d’un Dieu se multiplient, on parle beaucoup de sécurité, la liberté s’accole aux radios et aux écoles confessionnelles. Dans tout ce désarroi, les certitudes qui vacillent, les usines qui ferment, le chomâge qui s’installe, les misérables qui sont à la rue, les nationalisations qu’on détruit, parmi les doutes, dans un monde qui se peuple de cauchemars, on voit advenir un grand élan de charité, qu’on nomme « solidarité ».

Les musiques ethniques

Le rock va très exactement être synchrone avec ces grands mouvements. Peu inventif, mais synchrone. On se rappelle le Live Aid, mené par l’ex-punk irlandais Bob Geldof. Un milliard et demi de téléspectateurs. Beaucoup d’aumônes reçues, pour leur donner leur nom ancien : ou de « dons », pour être plus contemporain. Le rock caritatif rassemble, comme il rassemblera dans le domaine politique. SOS racisme organise des concerts géants, et le métissage, revendiqué, s’inscrit et s’énonce dans les musiques. C’est, au fil de ces vingt dernières années, le triomphe de la « world music » ou des musiques ethniques. On salue Cesaria Evora, la Cap-verdienne, on s’enthousiasme pour Nusrath Fateh Ali-Kan, le Pakistanais, on applaudit l’Asian Dub Foundation, symbole de la jeunesse pakistano-britanique, pour ne citer que quelques exemples célèbres. Ce qui ne va pas sans ambiguïté, car la musique populaire, somme toute, a toujours été métisse, comme les gens, bien sûr… Et on risque vite de glisser, de l’affirmation du métissage à l’affirmation des racines, de l’identité… Mais enfin, côté musique, c’est l’ouverture au monde qui l’emporte, même si « l’identité » brandie peut se révéler un peu étouffante. Ce qui est le cas pour le rap, un des grands évenements musicaux de la période, qui est lui aussi formidablement lié à ces temps où on associe dans certains discours, l’insecurité, la jeunesse, et la couleur de peau, et qui va proclamer sa parenté avec les jeunes Noirs des USA, dans une revendication parallèle au droit au respect, et une parallèle déclinaison du paysage, mental et social, des « cités ». Mais si le rap est à ses débuts une secousse véritable, avec notamment le suprême NTM, on a vite l’impression que se constitue un répertoire de clichés, signes d’une « identité » devenue un stéréotype.

Pourtant, c’est de ce côté-là que s’articulent la colère et la dénonciation d’un ordre du monde mortifère. C’est de ce côté-là que se corrige le nouveau lexique, qui transforme les mendiants en SDF, et le chômage en « dégraissage ». A l’Est, c’est la fin du mur de Berlin, la dissolution de l’URSS, ici on dit oui à Maastricht, la musique se fait connaître par les clips, le walkman laisse passer les basses et ne laisse pas ignorer que le repli sur soi est une fin-de-siècle attitude, les golden boys ont pâli, Michael Jackson se fait oublier, Madonna aussi, les grands espoirs collectifs semblent avoir sombré, le Titanic fait un malheur, comme s’il racontait profondément quelque chose de nos peurs, le tueur en serie est un héros recurrent des films US et remporte un vif succès, les morts deviennent des personnages, et c’est le triomphe du Sixième sens, on écoute de plus en plus de compils, le « post-moderne » a sévi un peu partout, qui affirme que tout a déjà été fait et qu’on ne peut que recombiner, citer, recycler, et la techno rayonne, qui ne fait guère que recycler précisement, de préférence de la disco, revisitant elle-même le rythm’n blues.Ah !

Mais où est le rock d’antan ?Joyeux, mal élevé, provo ?Mais où est le punk d’antan ?Radical, politique, dandy, inassimilable?Ah !

La techno aime les jeux de piste, s’affirme « clean », et adore être labellisée culturelle. Passons. Elle est à la mode, elle est inoffensive, et à peu près muette. Espérons simplement que de bidouille en bricolage, naîtront des sons qui porteront un jour de la musique et des aspirations, espérons que le rock l’assimilera, et lui donnera corps, sueur, désir et un peu d’insurrection dans la tête.

La techno aime les jeux de piste

ça commence, pour tout dire : Bowie intègre la techno, et c’est du Bowie, et c’est du rock. Car les vieux sont revenus, et si ce n’est pas suffisant, c’est quand même soulageant. Alors ? Il n’y aurait d’espoir que dans les quinquagénaires high-tech ? Non. On voit des beautés : Faudel-Taha-Khaled, c’est splendide. Manu Chao, c’est excitant. Sian Supa Crew, c’est attachant. Du rap qui s’amuse, de la chanson qui a de l’insolence, de l’intelligence qui fait de l’émotion, et qui fait de l’affection, et le tout qui fait une proclamation qui danse, bon, il y a de l’avenir au travail. Entre autres, bien sûr. Encore peu nombreux, pour ce qui est de ceux qui ouvrent des chemins. On dirait bien que le rock, au sens large du terme, est lié aux rêves du peuple… Peu nombreux, mais ils existent et ils font bouger.

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