Médias et Kosovo :quelles sources ?

Entretien avec Bernard Dréano

La guerre du Kosovo a-t-elle été une guerre sans information, à l’instar de la guerre du Golfe ? Ou les journalistes étaient-ils aux ordres de l’OTAN, comme certains les accusent ? Quelles étaient les sources disponibles ? Une série de publications relance la polémique, un an après la fin de la guerre. Réflexions.

Bernard Dréano : Le Courrier des Balkans est une petite structure militante, qui diffuse, en français, les analyses de la presse indépendante des Balkans. Il peut compléter ou vérifier ses informations grâce à la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), à l’Assemblée européenne des citoyens (Helsinki Citizen’s Assembly) mais aussi grâce à de nombreuses associations locales de jeunes ou de femmes, de défenseurs des droits de l’Homme, de partis locaux… une implantation, y compris au Kosovo ou en Serbie, construite sur dix ans. Nous avons, cependant, été relativement peu sollicités par les grands médias en France, malgré de bonnes relations avec certains d’entre eux.

Notre existence même prouve qu’il est relativement facile d’accéder aux sources d’informations d’ex-Yougoslavie. La question est ensuite l’usage qu’on en fait. De ce point de vue, les arguments développés souvent me semblent pervers : ils suggèrent qu’il existe une « information unique », génératrice de pensée unique, là ou il y a différentes sélections de l’information pour justifier certaines analyses. En donnant la parole aux médias et groupes indépendants, nous avons ainsi sélectionné ceux qui défendent une éthique journalistique (partir des faits) et une morale politique (contre les purifications ethniques), attitude commune qui n’empêche pas d’importantes différences de points de vues. D’autres ont préféré valoriser des informations au service de présupposés géopolitiques ou idéologiques, courant le risque de se faire manipuler par les nationalistes, : comme l’hebdomadaire Marianne ou Noam Chomski… C’est l’idée d’une intervention impérialiste occidentale visant à abattre un régime serbe qui serait, malgré ses crimes, un « résistant » à la mondialisation, idée répandue par le groupe maffieux JUL (parti « de gauche » de Mira Markovic, la femme de Milosevic).

Le débat sur le rôle des journalistes pendant la guerre me semble d’une grande candeur. Bien entendu, les armées ne sont pas réputées pour leur transparence ni les grandes puissances pour leur désintéressement. Mais s’il était difficile de connaître le détail des opérations, sur leurs effets en revanche, même nous avec nos petits moyens, nous étions assez précisément informés. Le vrai problème est moins une question de journalistes : il y en eu quelques très bons de Florence Hartman à Jean Arnaud Derens : que de positions. On ne pouvait pas ignorer dix ans d’humiliations et d’apartheid (et soixante-dix ans de mépris) subis par les Albano-Kosovars, douze mois de guerre qui ont précédé les bombardements, ou le caractère criminel du régime serbe après la Bosnie. La volonté de « rétablir l’équilibre ethnique » : d’expulser les Albanais : des nationalistes serbes était claire. Ils ont profité des bombardements pour la mettre en oeuvre comme les Israéliens ont profité de la guerre de 1948 pour expulser les Palestiniens : avant d’échouer. Les Occidentaux craignaient une « palestinisation » (avec des centaines de milliers de réfugiés, une UCK aux frontières, une Macédoine « libanisée », etc.) et finalement l’ont empêchée. Ce constat d’évidence ne signifie pas que l’OTAN soit devenu un agent du droit des peuples, surtout il ne dispense pas d’un débat sur la manière d’intervenir et ses conséquences.Le véritable sujet, trop peu abordé, est : quelle paix possible ? Il y a des années que nous avons commencé à agir avec Veton Surroi (directeur du quotidien Koha Ditore), qui n’a pas hésité à attaquer les meurtriers de Serbes au Kosovo ou Selim Beslagic (maire de Tuzla en Bosnie-Herzégovine, dont le parti vient de gagner les élections), et bien d’autres trop souvent considérés comme quantités négligeables. Des années que nous rencontrons des jeunes « Post-Pessimistes », les jeunes Monténégrins de Zid, les jeunes Albanais du Forum de Pristina, certains membres d’Otpor en Serbie, etc. que les Occidentaux : y compris journalistes : utilisent comme chauffeurs ou traducteurs sans jamais leur demander leurs avis sur l’avenir. Et si cette carence-là était le vrai scandale ?

Dominique Vidal : Les conflits posent aux journalistes qui doivent les couvrir des problèmes complexes. D’abord, les belligérants contrôlent largement le terrain et considèrent toute information comme une arme, qu’ils s’efforcent de manipuler à leur profit. Mais si l’on compare la guerre du Kosovo à celle du Golfe, quelque chose a changé : c’est le formidable développement d’Internet. Il suffit de surfer sur la Toile pour mesurer le nombre de sources disponibles. D’ailleurs, si l’extraordinaire manipulation qui a entouré l’intervention de l’OTAN était imputable à cette prétendue raréfaction de l’information, comment expliquer que les médias étrangers aient assuré une couverture plus approfondie et plus critique ? Cette remarque vaut pour le suivi, à chaud, des événements mais a fortiori pour ce que nous avons appris, depuis, et sur la guerre, et sur l’après-guerre.

Résumons : il suffit de consulter les médias étrangers pour savoir, par exemple, que les Etats-Unis sont pour beaucoup dans le blocage de la conférence de Rambouillet ; que le « génocide » annoncé au Kosovo se solde par 1 208 cadavres exhumés et 4 266 Kosovars albanais déclarés disparus par leurs proches ; que l’origine du fameux plan « Fer à cheval » serait plus que douteuse ; que l’épuration ethnique, selon l’OSCE, s’est généralisée avec le début des bombardements ; que, d’après un rapport secret révélé par Neewsweek, l’OTAN a outrageusement gonflé sa « victoire » militaire contre les forces serbes, sa véritable victoire résultant des coups portés à la population civile… Autant d’éléments dont chaque journaliste consciencieux peut se saisir, remonter à leurs sources, les croiser avec d’autres… et se livrer à l’autocritique des « erreurs » répétées commises, sur tous ces sujets, par les médias.

Il en va de même de l’évolution sur le terrain depuis la fin de la guerre : retour des 800 000 Kosovars albanais exilés, mais expulsion de 250 000 Kosovars serbes ou tziganes ; tentatives, jusqu’ici réussies, de l’ex-Armée de libération du Kosovo (UCK) pour monopoliser le pouvoir à tous les niveaux ; survie de la dictature. Nul journaliste soucieux du sérieux de l’information ne peut ignorer cette cascade de démentis cinglants aux ambitions affichées par l’OTAN.

Les medias n’ont pas cherché à fournir aux citoyens les moyens de se forger un jugement indépendant, mais, pour parler net, à leur « bourrer le crâne ». Cela dit, je répugne à personnaliser outrancièrement cette mise en cause. Certes, chaque journaliste est responsable de ce qu’il produit. Et rien n’excuse l’incroyable manipulation dont certains se sont fait les instruments. Pourtant, nous savons bien qu’au-delà des individus, c’est tout un système qui est en question.

Le plus grave, c’est la manière dont les journalistes sont sélectionnés, formés, voire « formatés ». Individuellement, rien n’interdit à un enfant de la bonne bourgeoisie, passé par Sciences Po, puis par le CFJ ou l’ESJ, de bien faire son travail. Evidemment, sinon nous en reviendrions à des caricatures déterministes. Mais, quand la majorité de la « classe journalistique » semble clonée sur ce modèle, il y a de quoi s’inquiéter pour le pluralisme social, culturel et idéologique.

Non moins graves sont les conditions dans lesquelles les journalistes sont amenés à travailler. La mainmise du pouvoir et des puissances d’argent sur les médias réduit comme peau de chagrin la liberté d’informer. La loi du profit privilégie le spectaculaire au profond, l’instantané à la longue durée, le people au sérieux.

Sans oublier le coût journalistique de la course à la rentabilité : réduction des rédactions au profit des généralistes et sur le dos des spécialistes et multiplication des statuts précaires… La couverture de la guerre du Kosovo confirme, s’il en était besoin, qu’il y a une bataille essentielle à mener. Non pas contre les journalistes mais avec eux, au service d’une information démocratique. n

* Président du Courrier des Balkans, petite structure militante qui diffuse, en français, les analyses de la presse indépendante des Balkans

** Journaliste et auteur avec Serge Halimi de l’Opinion, ça se travaille (Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo), Editions Agone, collection Contre-feux, 98 pages, 40F

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