Ainsi font les petites marionnettes…

Les Guignols de l’Info ont-ils dépassé les lois du genre telles qu’elles sont définies par la jurisprudence en matière de parodie et de caricature ? Saisi par Me Collard, le Tribunal de grande instance de Cusset dans l’Allier doit répondre à cette question purement juridique et rendre sa décision le 8 juin. Quelles que soient les raisons de l’avocat et de son client ecclésiastique d’alors, l’abbé Maurel, condamné depuis à dix ans de réclusion pour pédophilie, leur démarche dépasse largement le cadre de la simple bouffonnerie et touche, sans équivoque, à l’exercice des libertés d’expression. Faut-il rappeler que la démocratie est à la mesure de l’homme dont elle reflète les déchirements et que, partant, elle est indissolublement liée à l’idée de la liberté foncière de la personne humaine dont il est nécessaire d’entretenir l’expérience contre toute autorité discrétionnaire par, notamment, la circulation nourricière de la parole critique et délibérante ?…

Or, les moyens pour intervenir et se faire entendre dans la vie du pays n’étant pas les mêmes pour tout le monde, rien d’étonnant que les Guignols de l’Info aient été rapidement les élus de nombreux téléspectateurs pour les représenter dans l’exercice nécessaire de dire tout haut ce qu’ils sentaient, ressentaient ou pressentaient sans jamais pouvoir le transmettre. Et puis, les bouffons ont non seulement imposé leurs caricatures, mais encore leur qualité d’éditorialistes éclairés et frondeurs, à l’affût d’anomalies sociales, au ras du quotidien, sans jamais s’aligner sur l’invisible ligne d’horizon du spectateur moyen, eût-il un beau profil d’abonné. Il ne s’agit pas d’avoir raison avec eux, il s’agit seulement de recevoir une autre découpe des choses en profondeur et non plus en surface, dans le respect le plus élémentaire de la différence des téléspectateurs. Adeptes du rire, c’est donc à coups de turlupinades qu’ils fomentent des incidents de frontières aux limites du supportable, pour les puissants, avec la conscience d’être comme d’autres, de simples sursitaires : « Enfoirés » leur répond Nagui.

Aussi, lorsqu’ils annoncent avec leur esprit particulier qu’ils arrêtent parce que « les droits de l’Homme sont en péril et puisque la justice est menacée », les téléspectateurs retiennent leur souffle jusqu’au lundi 6 mars où ils réservent un pic d’audience aux marionnettes. Ce soir-là, trois millions quatre cents mille personnes attendent devant le poste dans une tension de crise, la réparation de la panne ou, dans le pire des cas, l’effacement d’un espace de liberté critique. Cette mobilisation, qui révèle surtout la crainte d’un manque, ne sera pas déçue car, simple chahut pour certains ou forte houle pour d’autres, l’agitation des importuns facétieux continue. Mais d’où vient leur puissante aimantation ? Certes, pour désigner leur atout on parle volontiers de leur extravagance et de leur verve impertinente qui parfois tranchent comme une tronçonneuse, mais il ne faut surtout pas négliger la singulière nature de marionnettes qui atteignent à l’expression par des mouvements élaborés de visage et qui offrent leur corps sous des angles divers, nécessaires à l’identité physique du personna-ge.

Soutenues par une gestuelle stylisée et une empreinte vocale d’exception, les paroles et les actions bouffonnes paraissent ici les plus plaisantes, voire les plus étranges, du monde. Il y a sans doute une rare maîtrise et une chaleur dans l’établissement des traits caractéristiques de ces personnages de ficelle ; jusque dans l’inaction, la marionnette paraît douée encore d’on ne sait qu’elle existence.

En fait, la première qualité des Guignols de l’Info ne serait-elle pas de savoir extraire puis de bien exhiber la marionnette qui s’incruste en chacun de nous, celle des secrets avec ses certitudes, ses tics et ses obsessions afin de dévoiler ainsi les abus, les injustices, les trafics, le turbocapitalisme et son convoi d’exclusions ?

Il y a là une belle manière de rapprocher en reprochant, et tant pis si la tronçonneuse laisse des marques ou si la tarte à la crème est un peu acide, car tuer la marionnette des impostures, de la vanité et de l’arrogance est une belle entreprise de salubrité publique.

Cette pratique n’est pas nouvelle car au début du XIXe siècle, pour certains Lyonnais et les paysans du Beaujolais, un Guignol jovial mais de mauvaise humeur remplit déjà la fonction de gazette et se dresse contre les injustices dont sont victimes les petites gens. L’administration impériale prend ombrage du succès de ce Guignol et obtient, en 1852, des rapports de police sur son compte d’où ressortent son tempérament subversif et son goût pour la grivoiserie.

Aujourd’hui, les rapports de police ne sont peut-être pas nécessaires car il y a Finkielkraut Alain, qui regrette l’impunité de ces drôles, ainsi que Me Collard, l’Agence de mannequins Elite, Gérard Miller, Sylvie Kerviel, Isabelle Alonso qui parlent d’intention de nuire, d’atteinte à la dignité et de diffamation de la part de marionnettes qui n’auraient plus leur drôlerie d’antan, qui seraient plus mesquines, plus lourdes, plus méchantes que bêtes, ayant largement entamé leur réserve de rires ; haro sur le baudet !

En réalité, ces Guignols sont sans doute trop précis, lorsqu’il s’agit de briser la conspiration de silences dorés et d’entamer le tabou des journalistes intouchables, pour qu’on les laisse en paix.

Et quand un des guignolisés parle de harcèlement moral, « journaliste, je l’ai toujours été et je n’aime pas la manière dont les Guignols parlent des journalistes », il a avant tout une peur bleue de perdre certains privilèges. Je rappelle qu’en son temps, Balzac dénonçait la toute-puissance des journalistes, leur vanité vénale, la versatilité de leur jugement et l’influence abusive qu’ils tentaient d’exercer sur les gouvernements. Une critique féroce adaptable à l’époque actuelle où à 200 000 francs nets par mois, on peut s’offrir le luxe de souffrir un peu. Chers Franck Magnier, Alexandre Charlot, Bruno Gaccio, d’accord ou pas d’accord, poursuivez vos petits travaux et ne quittez pas le chemin de la liberté où malgré les vents incertains le bonheur est quotidien.

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