Quel rôle joue encore le blues à l’orée du XXIe siècle? Plus que centenaire, cette musique génitrice était vouée à disparaître, étouffée par ces ambiances synthétiques de sons technoïdes. Mais elle survit.
Le blues n’a pas vraiment d’inventeur comme le fil à couper le beurre ou la lampe à pétrole. On sait juste qu’il est né dans la campagne sudiste au XIXe siècle, enfanté par les Noirs esclaves. Père des musiques actuelles (jazz, rock…), il compte douze mesures avec un balancement parfois incantatoire qui peut varier les rythmes mais toujours dans un cadre strict. Il a aussi inventé la forme traditionnelle du rock contemporain (basse, batterie, guitare…). En 1860, il existe sous la forme de folklore, de chansons qui se transmettent sur les plantations de bouche à oreille, circulent dans l’air. Il faudra attendre la sagacité d’un jeune étudiant en musicologie, William Christopher Handy, pour que sorte, en 1912, le premier blues écrit (Memphis Blues). Bientôt, dans les années 20, l’explosion de l’industrie phonographique puis radiophonique (les patrons des stations blanches savent combien le public noir est important) propageront partout dans le monde l’expression « du pauvre ». Depuis, elle n’a jamais quitté les premières loges malgré la rude concurrence de ses dérivés artistiques (jazz, rock, et aujourd’hui, rap, techno), oscillant entre disgrâce totale et inespéré retour en grâce.
Quand des artistes réchauffent la marmite mississippienne
En ce début de XXIe siècle, le blues, plus que centenaire, semble reparti. Il y eut d’abord Jimi Hendrix, toujours extrêmement célébré trente ans après sa mort (1970). L’homme dynamita le blues pour longtemps, le transformant en une messe psychédélique saturée de couleurs. Il ne se contentait pas de briller au firmament mais brandissait aussi les noms glorieux du vieux Sud (on se rappelle son attachement par exemple au guitariste électrique de Chicago, Elmore James, décédé en 1963 et auquel il rendit hommage dans son morceau Red House). Cela n’a malheureusement pas suffi. La malédiction persistait. La note bleue menaçait de disparaître et, pendant les mortifères années 70, elle se trouva de nouveau anémiée, en déclin. Par chance, un fan de Jimi Hendrix et amoureux de BB King, resurgit, le guitariste-éclair Stevie Ray Vaughan. Sa dextérité séduisit le public au point qu’il fut nominé en 1983 aux Grammies pour son album Texas Flood : meilleur enregistrement traditionnel de blues et meilleur instrumental rock (Rude Mood). Du jamais vu, d’autant que Stevie Ray mêlait habilement le rock toujours aussi populaire à sa passion bleue. Il relança brillamment la machine avant de disparaître dans un accident d’hélicoptère. Ce fut au tour des publicitaires de prendre le relais.
En 1990, la ressortie, chez Columbia, du coffret Robert Johnson, musicien d’avant-guerre, est un coup génial. Ce double album n’avait pas une chance de rencontrer son public : un vieux son étouffé qui gratte, lointain, une guitare et un chanteur incantatoire. Du suicide. Et pourtant, le succès (500 000 exemplaires vendus aux Etats-Unis) relança le blues. Il faut dire que les talents du marketing avaient pris soin d’alerter la population sur le mythe Robert Johnson, guitariste peu doué qui rencontra soi-disant, en pleine nuit, dans ce Mississippi mystique, le Diable. Il lui vendit son âme en échange du talent et devint le grand artiste que l’on sait, produisant le plus beau répertoire blues d’avant-guerre (dont le fameux Sweet Home Chicago). Malheureusement, en 1938, au cours d’un concert, tout juste âgé de 26 ans, il mourut empoisonné. On lui avait tendu un verre plein de strychnine. Sans doute un rival jaloux ou la vengeance du Diable.
Depuis, ce roman fascine les foules et on célèbre partout le Pêché originel de Robert Johnson.Le blues doit donc sa survivance à quelques coups bien préparés et individus passionnés, en général des artistes blancs qui se rappellent leur bonheur d’enfance et repêchent la vieille musique. Citons Janis Joplin (cette Texane rêvait d’entrer dans le blues là où la chanteuse noire Bessie Smith rêvait d’en sortir), Canned Heat, Paul Butterfield… Aujourd’hui, leurs « enfants » ne cessent de reprendre les classiques de B.B.King ou T. Bone Walker, de réchauffer à plaisir la marmite mississippienne, s’acharnent à déterrer les fossiles oubliés. Une tradition depuis l’époque où le producteur John Hammond (années 30) retrouva le grand pianiste de boogie Meade Lux Lewis, alors laveur de voitures dans un garage. Le virtuose avait pourtant connu un grand succès dix ans auparavant.
Virtuoses, chaleur de la terre, bois de la guitare et doigté
Et que dire de Leadbelly, le folk-blues songer, enfermé dans une sinistre prison de Louisiane, condamné en 1925 à trente ans pour meurtre. Un musicologue blanc, John Lomax, vint l’écouter, l’enregistrer et parvint à l’extraire de sa geôle. Le musicien assassin séduisit le public blanc jusqu’à sa mort, en 1948. Plus près de nous, le guitariste albinos Johnny Winter (années 70), devenu producteur, dépoussiéra le prestigieux Muddy Waters (Hoochie Coochie man, Rollin’Stone…) et donna à sa musique un côté métallique, moderne qui porte encore ses fruits.
Le guitariste mexicain Carlos Santana, habitué à mélanger tous les sons world de la terre, décida, lui, de produire son idole John Lee Hooker, bluesman légendaire depuis les années 50, créateur d’un style lancinant, primaire, inimitable (Shake it baby, Boom Boom…). Une fois de plus, John Lee avait sombré dans l’anonymat (souvent viré des studios). Et une fois de plus il en ressortit. On connaît la suite. La réussite de l’album The Healer (1989), où joue Santana, et un disque d’Or.
Et surtout, au fil de ces renaissances, une nouvelle génération s’aperçoit qu’il existe des pionniers illustres sans lesquels la musique moderne aurait un visage bien différent. Peut-être aussi se fatigue-t-elle des sons technoïdes inhumains, des ambiances synthétiques. Avec le blues, on sent la chaleur de la terre, le bois de la guitare, le doigté et, derrière, tout cet imaginaire un peu cliché qui hante l’esprit collectif. La flamme continue de brûler, confuse mais réelle.
Tant que le tortionnaire oeuvrera, le blues sera là
Et la redécouverte du blues se poursuit. La plus intéressante expérience est peut-être celle tentée et réussie par le label punk Fat Possum. A priori, le punk et le blues ne sont pas franchement compagnons. Et pourtant, l’idée de ces retrouvailles est classique : dénicher les vieilles gloires mississippiennes et les ramener devant un micro.
Mais cette fois, Fat leur propose de jouer un blues chaotique, gorgé d’électronique, au son débraillé. C’est du delta blues primaire total, poussé à l’extrême. On ne chante plus, on grogne, on s’injurie, on surfe sur une électricité saturée. Rl Burnside (70 ans) ressuscite avec un son lourd, aidé par le musicien blanc punkoide Jon Spencer. A 80 ans, une autre légende, T. Model Ford, devant un batteur, psalmodie son blues surréaliste. Cela se passe en 1997, 1998 et les deux vieux bonshommes, à la surprise générale, remplissent les salles.
Pourtant, il faut bien le reconnaître, le blues traditionnel, celui que servent encore les Burnside et autres, malgré le décorum punk, est mort ou du moins, il est en pleine mutation, une autre manière de le faire survivre. Ben Harper, assimilé au blues, n’est pas un bluesman, plutôt un rocker électrique ou compositeur de ballades folk.
Mais son éducation, sa manière d’être (quand il prend sa guitare et joue sur les routes, son attachement à Jimi Hendrix et à John Lee Hooker avec lequel il a joué) l’associent à la tradition. Le jeune blondinet Jonny Lang reprend des standards blues mais apprécie aussi les ballades un peu rock. On le classe cependant dans le blues et on aime la touche un peu sexy, glamour qu’il apporte à cette musique. Quant à l’harmoniciste Charlie Musselwhite, il a choisi de diviser son dernier album, Continental Drifter, en deux : une partie très mississippienne, l’autre dévouée à la musique latine, salsa en compagnie des musiciens d’Eliades Ochoa. Il y reprend, avec sa voix et son harmonica du Sud, le classique de Compay Segundo, Chan Chan.
Son message nous parvient, clair, généreux : le blues dépasse les frontières, se coule dans toutes les musiques folkloriques du monde, du Mississippi à la Havane. Une manière de dire : le blues-caméléon se transformera peut-être mais son âme ne mourra jamais. Comment douter de cette vérité quand, en plus, on voit au début des années 90 réapparaître les maudites chaînes aux pieds des prisonniers en Alabama. Personne n’oublie que les pamphlets d’avant-guerre fustigeaient cette barbarie (Chain Gangs Blues). Tant que le tortionnaire oeuvrera, le blues sera là, belle réponse primaire à l’homme primitif.
A lire :
Stephane Koechlin, le Blues, Librio, 10 F.
A écouter :
Ben Harper, Burn To Shine, Virgin ; John Lee Hooker, Boom Boom, Virgin ; T-Model Ford, You Better Keep Still, Epitaph/Fat Possum ; Jonny Lang, Lie To Me, A & M records
Laisser un commentaire