La longue mobilisation des enseignants

La lutte des enseignants, partie de ce mouvement social irrégulier et fragmentaire depuis 1995, a fait tomber leur ministre de tutelle, pendant que le ministre de l’Economie et des Finances a connu le même sort. La présence dans les deux projets d’un même objectif de bouleversement du maillage territorial n’est pas anodine. Les enseignants ont aussi ouvert une brèche, avec le personnel hospitalier, dans le dogme libéral du gel de l’emploi public. Retour analytique.

Les luttes sociales ayant provoqué la chute d’un ministre ne sont pas foison dans l’histoire politique des vingt dernières années : la démission d’Alain Savary et l’abandon du SPULEN entraînèrent le changement de gouvernement en juillet 1984 ; celle d’Alain Devaquet le 6 décembre 1986 entrava quelque peu l’esprit conquérant de la droite revenue aux affaires. Le remaniement gouvernemental effectué par Lionel Jospin le 27 mars 2000 scelle principalement l’échec du ministre de l’Education nationale et par effet d’entraînement, celui du ministre de l’Economie et des Finances. Qu’un tel événement apparaisse, de façon rétrospective, comme une étape marquante dans l’histoire du gouvernement de la gauche plurielle semble probable : il ne fait pas de doute qu’il revêt d’ores et déjà une dimension significative pour ce « mouvement social » dont le développement s’avère irrégulier et fragmentaire depuis l’automne 1995.

Cohérence revendicative

Alors même que la décision de dissoudre l’Assemblée nationale au printemps 1997 renvoyait pour une part à l’impact des grandes grèves de novembre-décembre 1995, la question de l’unité possible des différentes formes de contestation sociale, celle de leur cohérence revendicative et de leur capacité à avancer des propositions alternatives n’ont cessé de se poser depuis lors. Surtout, ce difficile travail sur elles-mêmes des luttes sociales, travail d’élucidation et d’élaboration, s’est accompagné d’une rhétorique de la substantialisation : la gauche politique pouvant s’affirmer réceptive, à l’écoute ou en phase avec un mouvement social posé comme homogène et extérieur à elle.

Dans ce contexte, l’affrontement direct entre les personnels de l’Education nationale et leur ministre : ouvert dès juillet 1997 avec les propos de Claude Allègre sur la nécessité de « dégraisser le mammouth » : a constitué à la fois un démenti flagrant de cette prétendue proximité et une épreuve de premier ordre pour les organisations syndicales de ce secteur professionnel. Il paraît ainsi essentiel de revenir sur les racines et le déroulement de cette mobilisation qui a revêtu plusieurs formes et suivi plusieurs rythmes de 1997 à mars 2000.

Territorialisation

Le premier acte de cet affrontement s’amorce dès l’été 1997. Le nouveau titulaire du portefeuille de l’Education nationale entreprend de déconcentrer le mouvement national des personnels, en un mot, de le décentraliser. La mesure vise directement le SNES-FSU, syndicat largement majoritaire dans l’enseignement secondaire qui participe de ce fait pleinement à la gestion technique des procédures de mutations géographiques. Sous un angle plus politique que tactique, la mesure révèle aussi ce que recouvrent les ambitions de Claude Allègre pour l’ensemble du secteur éducatif : la territorialisation des politiques publiques et de la fonction publique ouvre une voie privilégiée pour substituer des règles de gestion calquées sur le secteur privé au mode de fonctionnement d’un secteur public, national et unifié. Il n’est pas anodin, en ce sens, qu’un même objectif de bouleversement du maillage territorial se soit retrouvé dans la réforme du ministère de l’Economie et de Finances promue par Christian Sautter. Réforme de l’Etat et gel de l’emploi public : le maintien en parallèle de ces deux objectifs constitue bien la toile de fond sur laquelle s’est déroulé ce que l’arrogance et le mépris de Claude Allègre ont transformé en véritable mélodrame.

Du 2 mars au 5 mai 1998, le mouvement des enseignants, des élèves et des parents d’élèves de la Seine-Saint-Denis vient réfuter l’idée, reprise publiquement par le ministre, « qu’on ne peut enseigner la même chose dans le septième arrondissement et à Bobigny ». Le renvoi aux situations locales, une école pour chaque territoire, porte en germe les projets de transformation de l’établissement scolaire en partenaire des entreprises et des collectivités locales. Le mouvement du 93 pose clairement, au contraire, la question des moyens nécessaires pour une démocratisation réussie de l’enseignement et interroge directement un Etat supposé garant de la cohésion territoriale.

Après cinq semaines de grèves et neuf manifestations unitaires, le mouvement de la Seine-Saint-Denis remporte un succès indéniable, avec l’annonce de la création de 3000 postes sur trois ans pour le département. S’apparentant presque à une lutte de pays, le mouvement n’a pas réussi à dépasser ses particularités pour s’étendre aux départements voisins. Pour autant, le mouvement du 93 laisse des traces, y compris au niveau national : en mars 2000, les enseignants mobilisés dans le Gard demanderont un plan de rattrapage, « comme la Seine-Saint-Denis ».

La préparation de la Charte pour les lycées, celle pour l’école primaire, divise le mouvement syndical. La notion de réforme est au coeur de la controverse et menace d’auto-enfermement ceux qui refuseraient de se tourner vers cette apparente modernité. Les louvoiements tactiques du Snes-FSU à la recherche d’une pacification de ses relations avec le ministère débouchent sur l’annulation de la grève du 10 septembre 1998. En réaction, la grogne des enseignants n’en finit pas de monter, des lycées élitistes du centre parisien aux lycées défavorisés de la banlieue Nord, dans un magma confus de rejet du ministre, de dénonciation de la logique libérale, de revendications d’une égalité en acte.

Une brèche est ouverte

Au printemps 1999, le mouvement anti-Allègre prend forme par le biais de collectifs dont l’animation revient le plus souvent à des enseignants membres du SNES, et parfois même du courant Unité et Action. Le syndicat majoritaire de l’enseignement secondaire se sent alors débordé par sa base, au point de ratifier un manifeste porté par le lycée Henri IV, dont le caractère élitiste sera quelque peu critiqué, au point également de convoquer une manifestation le 20 mars 1999 avec le SNALC, connu pour son ancrage à droite. Tenant plus de la réaction épidermique que de la contre-offensive raisonnée, le mouvement anti-Allègre s’essouffle sans avoir réussi à créer un rapport de force à la hauteur des enjeux.

Un an plus tard, le secteur de l’Education nationale connaît cependant ses plus grandes grèves et manifestations depuis l’automne 1989. Comment expliquer cette reprise, cette fois décisive, qui ne s’est pas déroulée en marge de l’action syndicale mais en osmose avec celle-ci ? Trois facteurs, en amont, peuvent être énoncés, deux autres relevant de la morphologie du mouvement en tant que tel. En premier lieu, la réforme des lycées commence à être appliquée en seconde lors de la rentrée 1999, le paradoxe de changements des horaires et des méthodes de travail à moyens constants devenant une réalité tangible.

En second lieu, l’annonce de la carte scolaire pour la rentrée 2000, sans création de postes ni en maternelle ni dans le primaire, trahit une nouvelle fois les limites de la politique gouvernementale malgré l’existence d’une cagnotte budgétaire. Dans le Gard comme dans l’Hérault, la mobilisation des professeurs des écoles emporte l’assentiment des parents d’élèves, annulant par là-même toute dénonciation par Claude Allègre des « révolutionnaires du statu quo ». Enfin, les élections professionnelles du 7 décembre 1999 constituent un revers pour Claude Allègre, puisque la FSU et son syndicat de l’enseignement primaire le SNUIPP en sortent renforcés, tandis que SUD-Education et Force Ouvrière tirent profit de la légère érosion du SNES, et non les organisations favorables à la réforme. La colère des professeurs de lycées professionnels face à la remise en cause de leur statut favorise une dynamique intersyndicale, malgré le désistement de la plus forte organisation du secteur, le SNETAA.

Le mouvement gagne alors en expansion et trouve un débouché pertinent dans la journée d’action du 16 mars pour la défense de l’emploi public, prévue à l’initiative du SGEN-CFDT et du SE-FEN. L’ampleur des manifestations sur l’ensemble du territoire le 16 et le 24 mars 2000, l’intensité des grèves lors de ces deux journées d’action et tout au long de la période témoignent non seulement de la popularité du mouvement mais aussi de sa maturité. Reflet d’une résistance collective face au style arrogant et non démocratique d’un ministre, la longue mobilisation des enseignants a également ouvert une brèche, à la suite de la grève du personnel hospitalier, dans le dogme libéral du gel de l’emploi public. Autant d’aspirations, comme la défense d’une vision progressiste de la réforme, qu’il reste encore à concrétiser.

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