S’éloignent les années 50, American graffiti, James Dean et gomina, Presley et rock’n roll, on quitte le joli temps du One two three four ! et l’innocence de la révolte adolescente pour entrer dans les Sixties, troublantes et troublées, où s’est joué une bonne part de ce qui aujourd’hui se rejoue, recyclé, souvent atténué, et dont rayonne toujours la nostalgie…
En ce temps, on inaugure Brasilia, et le nouveau franc. Les « étrangers lucarnes » s’installent de plus en plus dans les salons.En 68, 60 % des Français ont la télévision pour 90 % des foyers britanniques. Tous les « jeunes » aspirent à posséder un radio cassette, en sus de leur indispensable transistor, et de leur consubstantiel tourne-disques. La voiture se démocratise, les techniques permettent de croire avec élan que l’humanité est sur la route du progrès. On est fier du « France », fiers de la première greffe du coeur, fiers du premier pas de l’homme sur la lune. Oui, en ce temps-là, on connaît l’émerveillement, on sait qu’on repousse les frontières de l’impossible, qu’on accomplit des rêves millénaires. A l’aube de la décennie, Kennedy est élu président, il est jeune, il est séduisant, il est… « moderne », il porte les espoirs de ceux qui veulent que la société des hommes soit gouvernée par la raison et la justice. La guerre est vraiment finie, le procès d’Eichmann semble bien symboliquement la clore, l’heure est venue d’inventer le bonheur.
Comme le dira très bientôt Dylan, « time are changing », les temps changent.Oui : le Sénégal, le Mali, la Somalie, Madagascar, le « Congo belge » prennent leur indépendance. En France, 75 % des électeurs se prononcent par référendum pour l’autodétermination en Algérie. Castro proclame Cuba République démocratique socialiste. Le corps de Staline est retiré du mausolée de Lénine à Moscou. Et Vatican II commence ses travaux.
Des thèmes tabous sont déclinés sans rougir…
Mais c’est aussi, très vite, le putsch des généraux, la construction du mur de Berlin, les Casques bleus au Congo-Kinshasa, les morts de Charonne, et le débarquement des Marines au Sud Vietnam. Mais c’est aussi, très vite, le coup d’Etat militaire en Grèce, le débarquement raté de la Baie des Cochons, la grande grève des mineurs de fond en Lorraine et dans le Nord, la guerre des Six Jours. Sacrée époque. Violente, ardente, brutalisante, toute en contradictions. Martin Luther King conduit la marche sur Washington pour les droits civiques en 63, en 65 Malcolm X est assassiné, de sanglantes émeutes raciales secouent les USA, en 68, c’est le pasteur King qui est assassiné. Une loi sur les droits civiques des Noirs a été votée quatre ans plus tôt. Les accords d’Evian ont été signés, l’OLP se crée, la France se retire de l’OTAN, Khrouchtchev est destitué, le pape interdit la pilule, la loi Neuwirth l’autorise. Le Torrey Canyon fait naufrage, la Chine engage sa « grande révolution culturelle prolétarienne », le Biafra meurt de faim, la répression anti-communiste en Indonésie fait de trois à cinq cent mille victimes, Anquetil rafle obstinément le maillot jaune, les Etats-Unis connaissent de grandes manifestations contre la guerre du Vietnam, en France Brassens, Brel et Ferré cultivent la subversion, taquine ou lyrique, avec bonheur. Oui, sacrée époque. Genet fait scandale à l’Odéon en 66 avec les Paravents, le Petit soldat de Godard est interdit pendant trois ans, la Religieuse de Rivette, n’a pas le droit de sortir sur les écrans, Lelouch triomphe avec Un homme et une femme, le cinéma italien est en pleine gloire, avec Fellini, Visconti, Antonioni, Pasolini, Rosi, Godard signe Pierrot le fou, et Andrei Roublev ou les Chevaux de feu viennent nous éblouir, le pop’art fait jaser, les premiers happenings médusent le public habitué aux règles du jeu traditionnelles. Il y a une effervescence artistique somptueuse, synchrone avec l’effervescence politique. Le rock’n roll devient la pop et entreprend lui aussi de donner son point de vue sur le monde.
Evidemment, c’est la décennie des Beatles, qui sortent leur premier disque en 62 et se séparent en 69. Et celle de Dylan le magnifique. Et celle des Stones. Et celle de Hendrix. Et des Doors. Et de Joplin. Et du Velvet Underground. Et de Motown. Et de… Il y a comme qui dirait foule en ce temps-là. Et foule de talents, d’inventions, de directions, dont on n’est toujours, malgré les apparences, pas remis. On essaie de mettre de l’ordre, et on reprend. Donc, c’est la décennie où apparaît la pop anglaise, et où resplendit un genre unique de folk blues électrisant. Où naît une avant-garde, où des thèmes tabous sont déclinés sans rougir, de la drogue au sexe, où des sons nouveaux sont expérimentés. Bon. On essaie de remettre de l’ordre et on reprend.
Ce qui se passe dans les années 60, c’est, d’une part, que les groupes de pop music deviennent les porte-parole d’une génération, et que cette génération a des aspirations politiques, morales, quasi philosophiques ; d’autre part, que les Etats-Unis ne sont plus en situation de monopole ; qu’enfin, toutes sortes d’innovations viennent compliquer et enrichir cette musique « populaire ».
… et le pop donne son avis sur le monde
Cheveux longs, d’accord, idées courtes, certainement pas, contrairement à ce que chante Johnny. Cheveux longs pour les garçons, minijupe pour les filles, pattes d’eph’ pour tous, on crie à l’androgynie, à la confusion des genres, les « jeunes », eux, affirment peu à peu la possibilité d’une contre-culture, d’une culture alternative, qui sera parfois « underground », souterraine, qui, en tous cas, s’oppose vigoureusement à la culture dominante. Ce sera celle des hippies, le flower power des beautiful people, qui s’ouvre à l’orientalisme, en pleine guerre du « Nam », et qui veut la paix, intérieure et extérieure, et l’harmonie. Mais d’abord et avant tout, on change les repères : les Beatles ont l’accent de Liverpool, ce qui ne se faisait, oh my God, pas. Les Stones s’inspirent directement de la musique noire, comme Joplin, comme Hendrix, ce qui ne se faisait que de façon adoucie jusqu’alors ; le rock s’empare du folk, lui injecte du blues, et renoue avec le « message » : on est très loin des surprises parties ! La Grande-Bretagne cocktailise son héritage, music-hall, chorales religieuses, skiffle, ritournelles populaires, pour s’inventer sa pop, voix flûtées, dissonances, refrains entêtants, harmonies épatantes et échos de pianos mécaniques. La musique noire, celle des exclus, des bad boys, ressurgit chez les fils d’ouvriers blancs. Et on a les Kinks, et on a Clapton, Burdon, Cocker, Stewart… Tout va très vite. Les radios pirates s’installent en mer du Nord, les festivals apparaissent, c’est le début de l’orgue électronique et de l’ordinateur à sons, de la pédale wah-wah, du fuzz-box et des claviers électroniques. On ne compose plus de chansons de 2’35 comme le susurrait Sylvie Vartan, on élabore des albums, on écrit des morceaux de quarante minutes, on colle des sons, on joue avec la matière sonore, et on cherche à faire bouger le monde, dedans, dehors, la musique est une arme, l’apparence est une arme.
Les rêves sont grands et flous, entre politique et spiritualité, la jeunesse devient une valeur en soi contre la laideur adulte : hope I die before I get old, j’espère mourir avant de devenir vieux, dit Pete Townshend dans My generation, des Who : il y a des émeutes au Mexique, Rudi Dutscke, le leader allemand d’extrême gauche, est l’objet d’un attentat, en France, c’est l’émotion étudiante et la grève générale, au Viet-Nam, c’est l’offensive du Têt. Les concerts se transforment en autant de manifestations de désaccord, les drogues fleurissent, pour « ouvrir les portes de la perception », LSD ou héroïne, les musiques pratiquent la « fusion », s’ouvrent au reste du monde, peace, brother, au Chili, au Brésil, à la Jamaïque, deviennent savantes, deviennent planantes, ou s’emparent du cabaret de Brecht et Weil. En France on célèbre les racines celtes avec Stivell, on se lance dans le progressive rock avec Magma, Manset commence ses incantations splendides, mais vient la mort des espérances, la mort tout court. Les Beatles se séparent, les chars soviétiques sont entrés à Prague, Dylan se tait, Hendrix, Joplin, Jim Morrison sont morts… Mais comme le dit l’un des membres du Band, c’est dans l’admirable The Last Waltz, le film de Scorsese… c’est le début de la fin… ou plutôt le début de la fin du début.
Car bientôt on va aimer Bowie, et Marvin Gaye, et le reggae, bientôt la bagarre pour redonner la vitalité au désir, de la sensualité à la subversion, va recommencer, va se prolonger. Lennon va chanter, et Lou Reed, et Jimmy Cliff, et…Where have all the flowers gone… où sont parties les fleurs ? Il reste le parfum, et il reste les racines.
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