Voici donc le premier d’une série d’articles bien décidés à conter allégrement, avec nécessaires ellipses et inévitables injustices, les cinquante ans d’une musique populaire à destination d’un public initialement juvénile, que par commodité on se contentera d’appeler «rock» pour le moment. Le plus simple, pour en comprendre le surgissement, l’évolution, les errements et les métamorphoses, c’est bien évidemment de l’accompagner au fil du demi-siècle, un demi-siècle dont il fait souvent chanter les révoltes confuses. Ladies and Gentlemen, le show commence, place aux années cinquante, cheveux brillantinés et lèvres rouge baiser, en piste, ça va décoiffer !
Ces temps-là étaient troublés. Entre la Corée et l’Indochine, les émeutes en Egypte et en Tunisie, l’ordre du monde bougeait, les bonnes vieilles valeurs coloniales s’effondraient, les peuples s’organisaient pour reprendre leur liberté. Dans les familles, en revanche, les vertus traditionnelles demeuraient fermes, la femme avait sa place au foyer, même si désormais en France elle avait enfin le droit de voter, elle portait des robes serrées à la taille et des chaussures à talon, des bas en nylon et un sac à main, la pilule contraceptive était un rêve et l’avortement un cauchemar clandestin. La télé noir et blanc était rare, et les autobus étaient encore à impériale. Les chars soviétiques entraient à Budapest, on lisait le rapport Khrouchtchev sur la déstalinisation, l’état d’urgence était déclaré en Algérie, Dien Bien Phu était tombée, les Etats-Unis avaient adopté une loi sur la répression des activités anti-américaines proposée par le sénateur Mc Carthy. Tout était violent, dans cette actualité-là. Tout demandait réflexion, et prise de position. Les époux Rosenberg ont été condamnés à mort pour espionnage au profit de l’URSS. Béria a été exécuté. On a connu l’indépendance et la partition du Vietnam. Massu et Salan bientôt se soulèvent. tout craque, se décompose, se recompose. Deux blocs, trois mondes. la guerre froide fait rage, de nombreux pays d’Afrique s’insurgent.
C’est dans cette atmosphère-là que grandissent les gamins du baby-boom. Aux USA, on interdit le Parti communiste, mais la Cour suprême déclare illégale la ségrégation raciale dans le système scolaire.L’URSS envoie un satellite habité (par une chienne) dans l’espace, à Little Rock, dans l’Arkansas, l’armée doit intervenir pour garantir l’accès des écoles aux enfants noirs, les premières centrales nucléaires sont implantées, et la Ve République naît en France. Secousses, chocs, contradictions, temps des indépendances, temps des remises en question, temps des déchirements. Nasser a nationalisé Suez, Castro a pris le pouvoir. Khrouchtchev se rend aux Etats-Unis et rompt avec la Chine.
Mais, pendant ce temps-là, aussi, comme toujours, on vit, on sourit, on tombe amoureux, on regarde les étoiles en rêvant de balade galactique, on est épaté par Simone Signoret dans Casque d’or, on sifflote le Pont de la rivière Kwaï, on roule en vespa, et on se rend un peu nerveux à une « surprise-partie »… Là-bas, chez les « grands frères », chez ceux qui, à la Libération, nous ont fait connaître le tabac blond de Virginie et le chewing-gum, on écoute toujours Sinatra, mais une musique nouvelle vient d’exploser, avec un nommé Elvis Presley, qui, en enregistrant, en 1954, That’s All Right Mama, a tout bonnement réinventé le blues, l’a énervé, l’a surexcité, et en a fait le rock’n roll.
On sait que le blues jusqu’alors est une musique « noire », présentée comme « race music ». Le coup de génie de Presley, c’est d’être un petit Blanc du Sud, qui ose aimer et le blues, et le country, et les chants religieux : la musique du « péché »:le blues:et la musique de son milieu, et qui va mixer le tout, avec une énergie qui ne se cache pas d’être largement sexuelle. Bien sûr, il n’est pas le seul. Mais c’est lui qui va symboliser le grand élan brouillon d’une jeunesse remuante, nombreuse, pétulante, coincée entre les guerres et les grandes batailles pour l’égalité des droits civiques, entre les contraintes de la moralité petite-bourgeoise et l’aspiration à une plus grande liberté. Ce que Presley, Buddy Holly, Cochran, Gene Vincent le magnifique, Chuck Berry l’incomparable, Jerry Lee Lewis le génie dingue, Little Richard le frappé splendide vont faire, c’est exprimer, par le rock’n roll, à la dénomination si tranquillement sexuelle, le désir de ne plus être gentils, corrects, dociles, le désir de ne plus être inoffensifs, le désir de ne plus être soit du côté des crooners blancs soit du côté des voyous noirs, bref, le désir… Le désir tout court, celui qui fait sauter, trépigner, danser, celui qui libère l’énergie pour le plaisir, celui qui rappelle que la vie, ce n’est pas le travail, la famille, mais l’excitation des corps, le bonheur de jouer, la gratuité d’être.
Le rock’n roll fait raz de marée, parce qu’il chante la réunion du body and soul, du corps et de l’âme, sans complexe, en célébrant la pure jeunesse, celle qui veut se dépenser, et surtout pas se rentabiliser. Le rock’n roll submerge les teen-agers, parce qu’il fait rupture avec le interdits des adultes, et qu’il transcrit cet appétit de vivre, en balayant les catégories, les normes à respecter, qui triomphaient jusqu’à lui. Les rockers seront noirs ou blancs, peu importe, si ce sont de bons rockers. Les rockers ne seront pas des « gendres idéaux », ils seront des « objets de désir », y compris quand, comme Little Richard, ils osent affirmer une sexualité carrément shocking. Ils ne cherchent pas à faire de l’art, même mineur, ils veulent faire danser, faire bouger, c’est primaire ? Tant mieux. Ils sont les pionniers, ceux qui marquent la découverte d’un nouveau continent, d’un nouveau pouvoir : celui de l’adolescence.
Et ça déferle. Place aux voyous. Place aux excités. Terminée, l’harmonie, finie, la douceur. Où est l’harmonie, dans ce monde ? On crie, on s’ébrèche la voix, derrière la batterie fait boum boum comme le coeur, ça va vite, ça se répète, et ça fait courir le sang plus vite. Histoires de grands gamins qui s’ennuient, qui veulent s’amuser, qui regardent les filles et tout ce qui brille dans la nuit. L’industrie permet le déferlement : on vient de mettre en place le quarante-cinq tours, la radio est en pleine forme, le juke-box s’épanouit. En Grande-Bretagne, on aime le rock le plus brûlant, Vincent, Cochran. En France, on l’adopte si bien qu’il parle gaulois, et qu’il en oublie d’être teigneux : c’est le temps des copains, Johnny en 60 qui chante un Makin’love adapté en T’aimer follement. On glisse vers le twist, le rock’n roll en France est très, très vite bien plus la découverte d’un « marché jeunes » que l’appropriation de zones interdites. Le jean, jusqu’alors très taxé à l’import, voit ses tarifs libérés, les ados commencent à apparaître comme une sourde menace : ah, les blousons noirs : Gloria Lasso et Bob Azam prennent un coup de vieux, mais le rock français reste pourtant pâlot, lui qui se contente de décalquer ce qui, ailleurs, fut de fait une vraie déclaration de guerre au « politiquement correct ». Tant pis. En Angleterre, on écoute le rock’n roll made in US, et on y entend le blues, et on y repère que les bornes du bon goût sont franchies avec détermination. On commence à en sentir la portée subversive, le chant noir, obscène, sauvage, de la révolte.
Bientôt, le rock’n roll première époque, disparaîtra : en 1964, les Beatles vont apparaître. Mais c’est lui qui ressourcera régulièrement la musique qui en procédera, comme on le verra au cours des prochains épisodes. Car c’est lui qui vient rappeler qu’on a besoin, pour être à vif, de tout ce que l’idéologie dominante tient à exclure.
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