«Communisme», «communistes» : à juste titre, l’ancienneté de l’usage socio-politique de ces mots dans le vocabulaire ordinaire de l’espace public en France a fait l’objet d’observations fréquentes et répétées. Lumières de l’histoire sur une étymologie.
On fait des mots « communisme », « communistes » des vecteurs d’opinion qui ont été capables, à certains moments du mouvement contemporain de l’histoire, de focaliser l’attention du public, de produire des effets pratiques dont les sources les plus diverses portent témoignage, notamment dans les domaines du politique et de la revendication sociale.
Rare mais non inexistant, l’emploi du mot « communisme » est attesté dès avant 1789 dans un sens qui ne fait plus seulement référence archaïsante aux réalités du monde communautaire et seigneurialisé de l’Ancien Régime quand celui-ci précisément entrait en pleine phase de décomposition. Jacques Grandjonc et d’autres chercheurs ont montré l’apparition de l’emploi du mot dans une désinence politico-sociale assez neuve, à la fois dans la littérature ordinaire (Rétif de la Bretonne) mais aussi dans l’arène politique, comme par exemple au Club du Panthéon, à Paris en 1795, assemblée démocratique où Gracchus Babeuf un temps s’exprima. Cependant, c’est au lendemain de la Révolution de 1830, après 1835 surtout et notamment en 1840-1841, que l’emploi des mots se généralise. 1840, moment d’intense crise sociale quand s’étendent les premières grandes grèves ouvrières au cours du printemps puis de l’été, moment de crise politique nationale puisque ne cessent pas les attentats contre Louis-Philippe, tandis que depuis le printemps se multiplient les banquets républicains pour la réforme électorale et que s’approfondit l’incertitude gouvernementale en pleine période de vive tension avec la Prusse et ses alliés d’Outre-Rhin : c’est précisément cet instant que choisissent ceux qui se disent « communistes » et proclament leur adhésion au « communisme », pour afficher une profession de foi publique et sans équivoque ; ce fut en particulier le cas lors du banquet de Belleville du 1er juillet 1840.
Qui étaient ces citoyens audacieux ? Des publicistes républicains radicaux, lecteurs des textes de Babeuf et de Buonarroti mais auxquels ils avaient ajouté du Saint-Simon, du Fourier, du Victor Considérant et du Pierre Leroux, des artisans démocrates, des travailleurs des métiers urbains traditionnels mais aussi des prolétaires modernes, certes en petit nombre quoique déjà portés à se réunir en réseaux de type compagnonique non dénués déjà de conscience ou de solidarité de classe. Mieux que cela, une partie de ces hommes : peu de femmes parmi eux, mais il s’en trouve ! :, républicains radicaux ou disciples renouvelés d’un Babeuf redécouvert en grand depuis 1828 grâce à Buonarroti, toutes gens qu’on avait cru atteindre et discréditer en les qualifiant de « communistes », se mettent à revendiquer fièrement, et l’appellation, et la doctrine à laquelle par petits groupes d’affidés, ils essaient de donner cohérence doctrinale et avenir politique possible ! Désormais, plus de ces « néo-babouvistes », adeptes de la simple « communauté », comme les a qualifiés en 1906 Jules Prudhommeaux, mais des « communistes » qui se réunissent, s’expriment, s’organisent, nouant entre eux des liens internationaux.
La révolution comme préalable
C’est dans ce contexte que le syntagme « parti communiste » apparaît pour désigner la prise de position collective : nous le trouvons sous la plume du publiciste libéral, Léon Faucher, dans le journal le Courrier français du 3 juillet 1840 en plein milieu d’un article faisant compte rendu du banquet du 1er juillet ; presque instantanément, la formule sera reprise en allemand, à Augsbourg, dans un numéro de l’Allgemeine Zeitung de la semaine suivante sous la traduction : « Communist Partei ». Toute une aventure lexicale ! Le communisme politique, en tant qu’il désigne un choix idéologique, une affirmation politique et un principe d’organisation, est donc né en France, sa terre d’accueil la plus ancienne, mais rapidement depuis Paris, Lyon, Rouen, Reims et d’autres villes et régions de manufacture, il a connu une première expansion européenne par l’intermédiaire des exilés allemands réfugiés en Europe, à Bruxelles, à Londres, ailleurs… Au dire d’Engels dans sa préface à l’édition anglaise du Manifeste du Parti communiste, c’est la raison pour laquelle Marx et lui-même ont donné le qualificatif de « communiste » et non de « socialiste » au manifeste du parti qu’ils rédigèrent au début de 1848 à la demande, comme on sait, de la « Ligue des communistes » qui avait pris la suite de la très fraternelle « Ligue des Justes ».
A peine officialisé par un texte peu après promu à la plus grande gloire internationale, le mot « communisme » va pourtant s’effacer, non de tout emploi idéologico-politique, mais plutôt en s’identifiant à la perspective lointaine, quasiment utopique, d’un monde harmonieux et apaisé prenant racine sur la société sans classes à venir, une sorte de fin de l’histoire comme l’était la parousie dans l’eschatologie chrétienne. C’est « socialisme », comme étape inférieure du communisme ou mode de production stabilisé en longue durée par l’efficace d’un Etat renforcé de type nouveau (on en discute) qui s’impose, et cela en France particulièrement et jusqu’en 1920, à l’exception de ce qui se disait dans quelques cercles libertaires. Le Congrès de Tours en 1920, à mi-parcours, remarquons-le, entre 1840 et notre année 2000, ignore presque l’emploi de « communisme » et si on y évoque fréquemment la dictature du prolétariat, le débat concerne principalement l’attitude internationale et nationale à adopter en conséquence de la Révolution d’octobre en Russie et, de ce fait, porte sur la question de la réalisation de la révolution prolétarienne, tenue pour le préalable à la constitution d’une société socialiste, à laquelle chacun se dit attaché.
1920 : le congrès de Tours
C’est depuis lors que « communisme » et « communistes » (ré)apparaissent en position d’usage courant dans l’espace public français et mondial, c’est-à-dire peu après le début de ce « court XXe siècle » dont traite Eric Hobsbawm. Avec une double signification : d’une part, de rupture avec le réformisme social-démocrate qui s’est allongé face au bellicisme de 1914 et, de ce fait, porte les stigmates d’une capitulation devant les forces qui ont assumé la responsabilité du grand massacre, cette horreur gigantesque que fut la Première Guerre mondiale ; d’autre part, de rupture incarnée par l’adhésion au bolchevisme qui ouvrait la porte à la nouvelle voie révolutionnaire mondiale qu’il convenait d’adopter. Personnellement, je ne renoncerai jamais à reconnaître que nos anciens, devenus communistes à la suite de Tours, ont fait le juste choix même si dans le refus des militants et hiérarques socialistes qui ne les ont pas suivis, bien des prémonitions et des mises en garde critiques se sont avérées exactes. Elles auraient dû féconder la pensée critique des communistes français, eux-mêmes héritiers d’une longue histoire révolutionnaire pleine de bruits et de fureur ; du moins a-t-on la satisfaction de trouver Marcel Cachin, ici, parmi ceux qui ont le mieux ressenti le caractère tragique mais inéluctable du choix que la guerre et la Révolution avaient rendu nécessaire.
En politique comme dans l’histoire, il ne suffit pas de déclarer ses bonnes intentions révolutionnaires, de formuler son projet et d’énoncer sa bonne foi pour être cru sur parole : l’image qu’on veut donner de soi rencontre celle que l’on a de vous et pour « responsable » que l’on soit de l’ensemble composite qui sortira de cette rencontre, force est bien de constater que le poids des choses l’emporte le plus souvent sur la volonté des individus et des groupes de protagonistes. Il ne suffit pas de décliner sa généalogie longue et d’énoncer les titres qu’on estime les plus glorieux de « notre » histoire car l’Histoire appartient à tous et quand elle se fait au présent, il est rare qu’elle nous tende le flacon contenant l’élixir de la bonne renommée sans présenter simultanément la coupe au breuvage amer !
Expérience et projection d’avenir
Depuis 1920, selon les moments, le communisme historiquement constitué s’est chargé contradictoirement de valeurs positives et négatives, inextricablement mêlées. En 1920, l’affiliation révolutionnaire est largement approuvée et même comprise par une partie de ceux qui la refusent, mais en 1925, combien se soumettent à la « bolchevisation » ? 1935-1936, le Front populaire, très bien, mais l’alignement devant la real-politik de l’Etat soviétique en 1939-1940, quelle déchirure ! La Résistance communiste, partie de la Résistance au nazisme, marque l’ancrage le plus profond du communisme dans le terreau national français, tout comme la lutte pour la paix qui a suivi, tout comme encore l’anticolonialisme (malgré les difficultés de sa mise en oeuvre), mais la longue et laborieuse entreprise de prise de distance avec le fameux « modèle soviétique » n’a finalement abouti que lorsque le modèle lui-même, avec sa logomachie, ses fastes et ses leurres, s’est comme dissous dans l’histoire du monde… Ici, il a fallu un juste courage et pas mal d’inconscience ou d’audace de la part du PCF pour sauvegarder l’appellation de « communiste » et toujours désigner de la sorte le Parti né en 1920 et l’on sait que d’autres n’ont pas majoritairement en Europe fait ce choix : mais en France, cela s’est avéré possible, sans doute parce que la racine était ancienne et vigoureuse, peut-être également parce qu’il existait également d’autres formations politiques qui s’affirmaient, elles aussi, communistes, et c’est très bien ainsi : l’histoire antérieure qui est cumul d’expériences a finalement rendu possible cette permanence lexicale et sémantique ; du coup, en passant du mot à ce qu’il représente, c’est le communisme comme projection d’avenir qui revient à l’ordre du jour, de l’Histoire et pas seulement du congrès du PCF.
C’est assez dire que le communisme n’existe pas seulement de lui-même et sous le seul couvert de ceux qui y adhèrent, comme s’il était une donnée intangible, quasiment indépendante des configurations politiques, socio-économiques et culturelles successives ; tout au contraire, on voit bien que sa présence est à la fois changeante et pérenne, résultant de l’aptitude de celles et de ceux qui s’en sont fait une mémoire positive, un capital de traditions, une justification orale et idéologique, un dispositif d’action politique et sociale, bref, tout un patrimoine vivant de lutte contre le capitalisme et la société de classes, de leur aptitude, donc, à donner à l’emploi des mots un contenu en phase avec les aspirations de celles et de ceux qui sont appelés à en construire la promesse de bonheur.En vérité, le présent nous ouvre toujours la barrière ; entrons donc la carrière puisque beaucoup d’aînés n’y sont plus mais en ouvrant tout en grand les voies d’un nouvel avenir pour le communisme. Car cela, c’est la grande affaire !
* Historien.
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