Sans violence ni soumission

Débat entre Emmanuelle Cosse et Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Où se dessine la piste d’un communisme en actes, fondé non plus sur un a priori idéologique mais sur l’action et la réflexion à partir de la vie des gens, sur la réponse dans l’urgence aux situations dramatiques.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Le parti communiste a longtemps théorisé davantage sur l’outil, sur la méthode, que sur le communisme lui-même. Les communistes se sont identifiés à partir des moyens. Dans cette logique, qu’est-ce qu’un communiste ? C’est un membre du PCF, un anti-capitaliste, quelqu’un qui croit à la lutte des classes, qui veut la révolution, etc. Mais un communiste, c’est d’abord tout simplement, quelqu’un qui veut du communisme, qui voudrait ne plus être soumis aux multiples contraintes de l’existence et de la société, qui essaie de trouver les moyens concrets pour en sortir. Dans ce sens, il y avait des communistes, c’est-à-dire des gens qui voulaient ce que veulent les communistes, avant que le capitalisme n’existe. Mais aujourd’hui, c’est le capitalisme qu’ils ont en face et qui bride les existences. Un exemple : le capitalisme s’oppose brutalement au traitement généralisé du sida. Là où le sida fait le plus de ravages, le capitalisme dit : vous ne vous soignerez pas. Question politique : qu’est-ce qu’on fait ? Va-t-on laisser faire ?

Emmanuelle Cosse : Effectivement, la question se pose de cette façon à Act Up. Mais quand je discute avec des membres du parti communiste, c’est différent. Ils prennent nos propos (guerre aux labos, des traitements pour les pays du Sud, etc) comme anticapitalistes, en nous définissant d’emblée sur l’idéologie. Alors que pour nous, il s’agit d’une conséquence. C’est ce qui nous sépare. Le capitalisme est là et on le combat par nos revendications mais au départ ce n’est pas ce qui nous définit. Nos revendications sont basées uniquement sur notre vécu, le concret de notre vie. Nous pouvons nous rejoindre sur beaucoup de questions, mais le point de départ n’est pas le même et nous restons très différents sur les moyens d’action, sur nos discours… Nous avons certes des idées, des discours théoriques, etc., mais ce qui détermine notre engagement, c’est notre vie.Dans la discussion sur le texte numéro 3, rien n’est dit sur le fond au-delà de la volonté d’être en accord et de travailler avec le mouvement social. Il y a là un décalage énorme. Cela fait partie de mes déceptions. Des militants me disent que le Parti avance doucement, qu’il faut laisser faire le temps. Mais moi je ne peux pas être patiente. Les gens que j’ai vus ici me sont très proches par leurs combats, leurs idées. C’est un peu un gâchis de volonté politique. Cela me fait penser à ce que nous disent les pouvoirs publics sur la prévention du sida : c’est difficile, c’est tellement compliqué… Certes je sais qu’un changement ne peut pas s’effectuer d’un seul coup, et en même temps je suis impatiente : il y a dans cette salle des gens avec lesquels on pourrait agir mais beaucoup passent à côté du mouvement social. La discussion ne m’a pas rassurée. Il y avait envie de rapprochement, de collaboration mais sur un très long terme et les mouvements sociaux ne sont pas sur un aussi long terme. Les gens vivent dans l’urgence de situations dramatiques.

J.-L. S.-D. :

La question du temps est décisive pour comprendre ce qu’est la politique. On n’a qu’une vie, elle est limitée, menacée concrètement comme en témoigne votre combat. Quand la gauche arrive en 81 et met la retraite à 60 ans au lieu de 65 ans, c’est un énorme changement concret dans la vie des gens concernés. Que la sécurité sociale prenne en charge la trithérapie, c’est un énorme progrès et la sécurité sociale est d’ailleurs une invention des communistes. Si on pense la politique ainsi, des changements immédiats, brusques, peuvent avoir lieu. Arracher la fabrication des médicaments contre le sida au système du profit peut se faire du jour au lendemain. Il n’y a pas besoin de refaire l’histoire de l’Union soviétique pour comprendre sur ce sujet l’intérêt d’une appropriation collective de moyens de production ou de recherche. Il y a besoin de luttes, de démocratie, et c’est pour un objectif immédiatement libérateur. Pensée ainsi, la politique communiste, même dans ses aspects les plus « classiques » comme les nationalisations, peut être intériorisée par la société et « faire civilisation ».

E.C. : Quand Act Up a initié le mouvement « nous sommes la gauche », quand nous avons continué la pression sur le gouvernement Jospin qui venait d’être nommé, nous demandions des signes : mettez en place très vite le projet de loi sur le PACS, abrogez les lois Pasqua-Debré… On ne les a pas eus immédiatement, il a fallu attendre un an pour les sans-papiers et encore pas d’abrogation mais une réforme, le PACS a été fait plus tard. Bien sûr, il y a des domaines où il faut débattre un certain temps mais sur de nombreuses questions de sociétés, il existe des projets déjà aboutis. En matière de toxicomanie, par exemple, la société est bien plus préparée à des changements de politique que les dirigeants politiques ou les gouvernants de droite comme de gauche. A Act Up, l’urgence est d’autant plus criante que les gens ont cru pendant dix ans qu’ils allaient mourir immédiatement. Beaucoup meurent encore. On ne fait donc pas de concessions et on a raison de ne pas en faire. Mais c’est vrai aussi des minimas sociaux pour les précaires : avec 100 ou 200F d’augmentation, on est dans le domaine de la non-réponse. Si je n’ai jamais attendu grand chose du PS, j’attends en revanche des réponses plus immédiates du PC ou des Verts. Par exemple, sur la Couverture maladie universelle (CMU), dont le principe est intéressant mais l’application aujourd’hui très insuffisante, les députés communistes auraient pu être plus offensifs et vigilants ; au lieu de cela, ils l’ont acceptée quasiment telle quelle. J’ai donc une certaine rancoeur en même temps qu’une vraie sympathie pour de nombreux militants communistes.

J.-L. S.-D. :

Ce qui me plaît dans ce congrès, c’est que cette fois toutes les questions sont ouvertes. Il reste à mettre des mots sur les questions. Dans Act Up ce qui est intéressant, c’est l’urgence. Un mouvement qui dit : on est la société et on ne peut pas accepter de mourir comme ça, on ne peut pas accepter d’être écrasé, humilié, etc. Si les communistes parviennent à mettre le but au-dessus du moyen, ils ont une perspective formidable : les gens viendront vers eux. Car ils savent que les communistes sont aguerris, possèdent un savoir-faire dans les luttes, sont très déterminés dans les syndicats, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais dans quel but et pour quel résultat ? Là, il y a un doute. Si c’est pour avoir l’Union soviétique, ce n’est pas très tentant. Mais si c’est pour la CMU vraiment généralisée, si c’est pour casser tout ce qui nous empêche concrètement de vivre pleinement, alors oui, la jonction peut se faire entre des mouvements qui partent du désir de vivre. Ils savent bien que cela ne peut se faire sans bataille contre les obstacles concrets qui contraignent nos perspectives. Le parti communiste a fait de la bataille un but. Il est aujourd’hui placé devant une double nécessité : Le PC a besoin de ne pas se laisser intimider devant la bataille, être clair et convaincant sur le but.

E.C. : C’est ouvert mais j’attends de voir. C’est la première fois que Robert Hue dans un discours met en avant la lutte contre l’homophobie comme la lutte pour les sans-papiers, d’une manière intransigeante : c’est une ouverture fondamentale. Mais dans de nombreux domaines, minimas sociaux, travail, revenu garanti, je reste avec les mêmes attentes en repartant de Martigues. Le discours est un peu moins bloqué sur la question du salariat, de l’emploi ; il y a un point d’interrogation sur ce que va en faire le parti. Je me disais : quel gâchis, car il manque peu pour faire quelque chose de beaucoup plus fort.

J.-L. S.-D. :

Il y a une reconstruction d’une politique transformatrice à partir d’une multitude de mouvements comme le vôtre ; redécouvrir l’urgence du présent et la relier au rapport de forces. C’est d’ailleurs la tension fondatrice dans laquelle s’est construit le mouvement communiste. Le but des communistes et des anarchistes est le même, ils veulent une société sans pouvoir. Mais les communistes insistent sur les rapports de force à établir pour y parvenir. Cependant il faut bien avouer que jusqu’à présent, les communistes ont été plus experts dans le rapport de forces que dans le résultat !

E.C. : Quelle que soit l’idéologie des gens, il faut un combat plutôt qu’une gestion des problèmes de société et un combat en rapport avec ce qu’ils vivent. Cela a l’air évident, mais ce n’est pas ce qu’on voit : les gens engagés, ceux qui gouvernent ne parlent pas à mes problèmes, à mes idées, etc. Dans les manifestations très diverses actuellement, les gens parlent au contraire de leur vie. Chacun a ses conceptions politiques, je l’entends aussi. Mais l’engagement se fait surtout sur la vie des gens, il faut y mettre des moyens, y réfléchir sans se réfugier derrière des modèles idéologiques déjà construits. A part dans Act Up, je n’ai pas ma place ailleurs. Les discours politiques ne me parlent pas, ils sont en décalage énorme avec ce que je vis, ce à quoi je réfléchis.

J.-L. S.-D. :

Il y a une série d’évidences qui surgissent dans la société et que les gens n’osent pas s’avouer. Une expression très révélatrice revient souvent : « Ce n’est pas normal dans un pays comme la France que tous ne puissent pas se loger, se soigner, s’intruire… » Ces évidences sont contrecarrées par une autre évidence : « au fond, on est bien obligé d’accepter ». La vie militante, c’est de dire non, asseyons-nous et réfléchissons, joignons nos forces et il doit bien y avoir une autre possibilité…

E.C. : Etre militant, c’est n’accepter aucun des fatalismes qu’on nous inflige, refuser la soumission. n

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