Collage

L

es Hummocks, ce sont, dit la quatrième page de couverture du livre qui porte ce titre, des « pulsions de glace déchiquetées sur la banquise », chaos de blocs aux arêtes coupantes avec lesquels toute progression, en traîneau ou à pied, doit être sans arrêt négociée. Un titre énigmatique qu’éclaire la lecture de ce bien beau livre. En deux tomes d’une respectable épaisseur, Jean Malaurie, explorateur des terres arctiques et directeur de la collection « Terres humaines » (Plon, chez lequel est publié ce livre), évoque un demi-siècle d’aventures, de recherche et de partage. Et c’est par blocs scintillants qu’il fait remonter à la surface de sa mémoire, banquise chaotique, les pans d’une vie vouée d’abord à la découverte, puis à la compréhension et enfin à l’amour (sans que les étapes aient pu en être aussi tranchées) des Inuit, ces hommes du froid, sur leurs terres qu’il a parcourues en tous sens, du Groenland à l’Alaska, y revenant maintes fois. »C’est dans la nuit polaire, écrit-il en préambule à Hummocks, sur un traîneau avec mes chiens, que j’ai commencé à réfléchir autrement sur l’Esquimau, cet homme fort, au-delà de la peur ; d’un autre âge, allègre dans l’adversité d’un environnement si cruel. » C’est à la découverte de cet homme pas seulement fort, mais savant d’une tout autre science que la sienne, qu’il conduit, sur ses pas, son lecteur. Et, comme pour l’éprouver, il commence par ce qui fut la raison de sa première expédition : une passion pour la géologie qui l’amène à consacrer d’entrée de longues pages à la structure des éboulis torrentiels au Groenland. Pour peu qu’on ait quelque curiosité des choses de la terre sur laquelle on vit, on se gardera bien de les sauter. On est en effet là au coeur même de la démarche de ce singulier explorateur. « L’éboulis, écrit-il, vit un calendrier : il respire ; il naît, grandit, vieillit et meurt. Il a un âge. L’hiver, il hiberne ; la matrice est immobile, en gel profond ; l’été, elle dégèle à partir de la surface. » Cette écoute de la pierre, de sa respiration, c’est pour lui le début de sa découverte de l’homme qui vit au même rythme qu’elle. « La pierre, la paléontologie… Ce n’est que beaucoup plus tard, écrit-il encore, que je me suis interrogé sur les dialectiques internes aux sociétés humaines dont, au cours de mes missions, je partageais la vie, les dangers et les épreuves. […] Je me suis lié à un peuple qui, bien évidemment, a construit son organisation sociale en osmose avec l’environnement dans une complexification progressive. Depuis 10 000 ans dans l’Arctique nord-américain, depuis 40 000 dans le nord de la Sibérie, l’homme boréal a eu pour principal sujet de réflexion la pierre, devenue agent chamanique essentiel. Aussi, bien sûr, la neige, la glace et l’eau, la plante et l’animal, le ciel enfin. »Ainsi naît une philosophie. Et c’est, tout au long du livre, l’approche humble par cet homme orgueilleux de la connaissance de cette philosophie qui permit à d’autres hommes de vivre aux limites du constant danger de mort qui nous est livrée. C’est la force première de ce livre, et de l’aventure qu’il rapporte : savoir dire comment ce géologue fasciné par la « croûte » de la terre, s’est mis à l’école d’hommes que d’autres, généralement, tenaient pour des primitifs, sinon des sauvages. Ainsi peut-il écrire : « Archaïques ? Non. Primordiaux. Si différents de nous, ils sont d’une intelligence suraiguë et ce vieux peuple reste jeune, parce que ses forces sont intactes. » Intactes, mais menacées. Eqaludjuaq, doyen du village de Clyde, dans le Grand Nord canadien, dit à Malaurie : « Quand je chante, quand je sculpte, quand je chante, c’est avec l’allégresse d’une pensée inuit. Eux, les enfants, ils ne savent plus rien. Vous les avez lessivés dans leur tête. »Aussi bien ces Hummocks, s’appuyant sur les carnets de route tenus au jour le jour de chaque mission par l’auteur comme sur des réflexions postérieures, ou des lectures qui ne sont pas que des récits d’explorations, mais vont de Marcel Proust à Péguy sont-ils de bout en bout un plaidoyer pour la diversité humaine : « Je suis convaincu […] que la mondialisation, l’internationalisation est un malheur, une punition des dieux et que le pluralisme culturel est la condition sine qua non du progrès de l’humanité. Il convient de fonder un nouvel universel. »

A l’autre bout du monde…. Dans un film qui passait au « Festival du réel » à Paris le mois dernier et qu’on pourra revoir pendant les rencontres « Racines noires » ce mois-ci, au Forum des Images, le cinéaste camerounais Jean-Marie Teno, qui vit et travaille depuis de longues années en France, refait en sens inverse le parcours qui le conduisit pour la première fois, trente ans auparavant, de son village natal du sud du Cameroun à Yaoundé, la capitale, où il allait entrer au lycée. Laideur architecturale d’une ville défigurée par des copies de gratte-ciel délabrés, abandon des campagnes, les images de désolation se succèdent et, au bout du voyage, retrouvailles du pèlerin de sa propre adolescence avec l’école où il apprit à lire. Elle est en ruine, et la voix « off » qui a accompagné jusqu’alors cette re-découverte d’un pays annonce, comme murmurant : « La voilà, notre frustration, c’est l’autodestruction au nom de la modernité ». Cette voix, c’est celle du réalisateur lui-même, metteur en scène et acteur de ce retour aux sources. Parmi les films africains récents, plus d’un se présente ainsi comme une oeuvre « à la première personne ». Facilité narrative peut-être, qui permet de donner une structure suivie à ce qui n’aurait été, sans cela, qu’un reportage de plus sur un pays donné, mais il faut essayer de voir plus loin. Et, plus loin, c’est, d’abord, le retour d’un « je » qui s’affirme pour dire : « Cela, je ne peux plus le supporter. » On ne brandit pas haut le cinéma, comme il y a quelque trente ans pour hâter le grand chambardement, mais on parle de ce que, personnellement, on juge intolérable. On (on-cinéaste, mais aussi, dans d’autres cas, on-écrivain) le dit pour être entendu, pour que d’autres à leur tour, élèvent la voix. Il n’est bien entendu pas question ici de juger l’une ou l’autre démarche, moins encore d’opposer l’une à l’autre, mais plus simplement de noter que « l’air du temps » est à cela, à la revendication d’une responsabilité personnelle dans les changements à promouvoir. « Pour moi, dit Jean-Marie Teno, la modernité, c’est l’amélioration de la qualité de la vie pour le plus grand nombre. » Est-on si loin de Jean Malaurie ?

P our finir, une simple citation d’un livre fait d’aphorismes, de très courtes nouvelles, de réflexions qu’on pourra lire et relire avec gourmandise. C’est Fenêtres, (Gallimard) de J. B. Pontalis, coauteur du Vocabulaire de la psychanalyse et psychanalyste. Il note, au sortir d’une séance : « Face à la parole répétitive ou errante, à ses tours et détours, il m’arrive de me dire bêtement : « Au fait, au fait ! » oubliant dans mon irritation que, pour parvenir au fait, il faut non seulement tracer mille chemins, s’engager dans des impasses, mais admettre que nous n’avons recours au fait que pour méconnaître le mouvement. » Sans doute conviendra-t-on que cette citation, juste rappelée pour donner goût de plonger dans ce livre, a quelque chose à voir avec ce qui fut écrit auparavant.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *