Musiques/ Dénominateur commun

Entretien avec Bernard Aubert

Avec des subventions des collectivités locales, mais aussi : dans un souci d’indépendance : avec des partenaires privés, les Docks des Suds, à Marseille entendent tant redonner sa place à la musique reflétant les exils méditerranéens de la ville que retisser un lien entre le patrimoine industriel de la ville et ses habitants pour bâtir un nouvel avenir. Concerts, créations musicales, et le fameux festival « Fiesta des Suds » en sont les points forts.

Depuis 1992, vos initiatives sont novatrices, et, en même temps, vous n’êtes pas entièrement satisfait…

Bernard Aubert : Quand nous avons lancé le projet, en 1992, c’était une façon d’affirmer que Marseille était une capitale du Sud, mais, ce qui m’a toujours surpris, c’est que cette ville qui se dit du Sud n’avait pas de programmation, pas de festival autour des musiques de la Méditerranée… Nous avions envie de réagir par rapport à cela, et d’organiser un événement qui ressemble à Marseille, qui, d’une part, programme des musiques du Sud et, d’autre part, trouve un écho dans la population. Cette ville est constituée d’une série de peuples, issus de pays du Sud, et on a eu alors un gros succès avec nos premières programmations, auxquelles étaient associés des groupes locaux comme Massilia Sound System. C’était le point de départ de la « Fiesta des Suds ». L’idée était une forme de manifeste : si cette ville veut être une capitale, il faut qu’elle trouve : elle a déjà un site géographique très intéressant : des images, des forces qui soient originales, qu’elle ne reproduise pas, comme une photocopie, les espaces publics tels qu’on les connaît à Francfort ou ailleurs, car maintenant toutes les villes se ressemblent, ce qui est dramatique. On se situait en opposition : il fallait que cette ville organise son espace en écho avec ce qu’elle voulait être. Bien sûr, il faut une image festive, pas seulement de grands spectacles standard « transportés » à Marseille.

D ‘où vient cette idée d’utiliser des friches industrielles, en l’occurrence les anciens entrepôts des docks ?

B. A. : Dès le départ, pour nous, c’était une chose importante : nous affirmer en participant à la redynamisation de cette ville ; on nous avait proposé des lieux magnifiques dans les hauteurs de Marseille, mais, pour nous, c’était important que tout se joue autour de cet espace dit « Euroméditerranée ». Il fallait qu’on soit au coeur de cette histoire, une des choses fondatrices de la ville : le port. Le patrimoine de Marseille, sur le plan architectural, ce sont les « vestiges » industriels. Les premières « Fiestas » avaient eu lieu dans les locaux des docks de la place de la Joliette, ensuite nous sommes allés au fameux hangar J4. Chaque fois, c’était un peu mettre les pieds dans le plat, pour montrer à une partie de la population marseillaise, et surtout aux décideurs, que ce patrimoine industriel, comme les silos d’Arenc, pouvaient être des lieux-phares, des lieux-mémoire qui montrent aussi un avenir possible de cette ville. Il faut qu’on perde, à Marseille, cette habitude de détruire pour reconstruire ; c’est ainsi dommage d’avoir détruit le J4, car sa structure-même aurait peut-être permis, pendant un certain temps, d’accueillir des événements. C’est à partir de ce patrimoine que l’identité marseillaise peut se restructurer. Dans « Fiers d’être marseillais », il faut y mettre autre chose qu’un slogan de stade…

Vous comptez alors sur la musique ?

B.A. : Pour nous, la musique, c’est le plus petit dénominateur commun que chacun possède. Quand on fait le tour des communautés et des gens, on s’aperçoit que les jeunes des quartiers sont à la fois à l’écoute du raï ou de la musique arménienne, et, en même temps, d’autre chose. Des gens comme IAM, ou Massilia l’avaient compris. C’est une ville qui a besoin de musiques, elle est essentielle, c’est elle qui permet l’identification dans tout ce qui symbolise Marseille dans l’imaginaire des gens.

Créer donc de l’universel à partir du local ?

B.A. : Il faut que cela parte d’une base, même si elle est fantasmée, contre le centralisme. Il y a eu pas mal de ratages, cette dichotomie entre Marseille, sa réalité, et des gens susceptibles d’accueillir et de structurer, et qui ne le font pas : ce vieux complexe de gens du Sud et particulièrement à Marseille, qui est surtout une ville d’intégration économique qui, pendant des années, ne fut qu’une gare de transit : soit on s’intégrait ici, soit on partait ailleurs ; mais on se revendique rarement d’une gare de transit. Maintenant on s’installe, donc on se revendique citoyen, et là, il y a quelque chose qui se joue, que n’ont pas compris tous les politiques, alors que même des investisseurs étrangers à la ville demandent à ce que Marseille soit Marseille. Un exotisme positif. Ils ne veulent pas tomber dans une ville totalement aseptisée. C’est vrai que Marseille a raté toute la vague judéo-arabe ; ils sont passés par Marseille : certains y ont encore de la famille : puis ils sont repartis, comme Rainette l’Oranaise, Lili Boniche… Partis à Cannes, Paris, ailleurs, alors que tous les jeudis, ils se retrouvaient chez Max, sur le vieux Port. Nous, on est arrivé à exister à ce moment-là de doute, après les années 80, et l’ère Deferre. On a vécu des années de renaissance, mais c’est encore embryonnaire, par rapport à Madrid, Barcelone, Naples… Pour le moment, l’image de la ville est portée par le culturel, c’est la musique qui fait la synergie entre le Sud et le Nord (avec le foot, bien sûr). La vague IAM a compris une chose importante, que Massilia avait déjà structurée : il ne faut pas attendre les majors parisiens, mais il faut s’appuyer sur des micro-économies locales, structurer une écurie de gens qu’on va soutenir, un travail quasiment militant pour que les CD se vendent… Et parfois, on arrive à cent ou deux-cent mille exemplaires, même sans soutien réel des médias. Avant, les artistes marseillais montaient immédiatement à Paris. C’est un peu nouveau, ce phénomène d’ »installation à Marseille » dont les suiveurs, sur la scène rap, sont Fonky Family, Troisième oeil… Et bizarrement il n’y a pas de rock à Marseille, peut-être parce que ce n’est pas une ville universitaire. n

* Responsable de la programmation des Docks des Suds depuis 1992.

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