Bob Dylan fut l’un des premiers, dans l’après-Seconde Guerre, à refléter l’idéologie de toute une génération liée à un contexte mondial. Il faut bien se souvenir de cette transition entre les années 50 et 60 : c’était l’époque des Trente glorieuses, qui générèrent ce conformisme si propice à l’ennui ; celle des attaques contre le colonialisme ; de la guerre du Vietnam ; des interrogations face à la société de consommation. Il symbolisait physiquement une « révolte » idéologique et mondiale d’autant plus facilement qu’il était aussi contemporain de la genèse d’une mainmise de la culture anglo-saxonne sur la planète. Il fut à l’avant-garde de la lignée des musiciens qui proposaient une identification à une jeunesse en mal de « héros ». Pour ces raisons, Bob Dylan reste un personnage clé dans l’histoire de la musique contemporaine.La fonction d’identification est à la base de nombreuses carrières mais aussi de quelques malentendus. Entre celui qui crée une musique et celui qui l’écoute vient se placer un tiers : le groupe qui stigmatise un mode de vie, un groupe social qui se reconnaît en une idée.
Chaque genre musical est donc supposé posséder des inclinations spécifiques avec l’un de ces groupes : le rap métissé avec les jeunes des banlieues, la techno blanche avec les classes moyennes urbaines… L’identification fonctionne alors dans les deux sens : un militant communiste se reconnaît dans la salsa cubaine pour les mêmes raisons qui ont mis le fado de Amalia Rodrigues au banc des accusés durant les décennies de la dictature salazariste. Le message politique réel ou supposé d’une expression musicale influence considérablement la façon dont on l’écoute. Lorsqu’un rappeur écrit son texte, il le fait en obéissant aux codes qui définissent le genre. Lorsqu’il l’interprète, sa gestuelle est aussi un signe d’appartenance à une famille, on dit aujourd’hui à une tribu. Le rock des années 50 suivait exactement le même schéma.
Le groupe est un masque qui dissimule l’individu. Peu importe que de nombreux rappeurs soient d’un extraordinaire conformisme et finalement très bien insérés dans cette société de consommation : ce n’est plus l’homme qui véhicule l’idéologie mais le groupe qu’il intègre. Avec des singularités. MC Solaar, par exemple, est un artiste indépendant parce qu’il ne fond pas sa parole dans le « groupe » rap qui est censé être l’expression de la banlieue. Les musiciens de NTM dérangent parce qu’ils dépassent l’aspect très politiquement correct qui sévit aujourd’hui dans le rap. Il se trouve en effet que le groupe se doit d’être consensuel, pour plusieurs raisons dont les principales tiennent au marketing. Il y a le parcours du combattant qui mène jusqu’aux maisons de disques. Pour survivre, il faut vendre. Il convient donc de suivre l’air du temps. Les enjeux économiques sont devenus gigantesques. L’industrie du disque occupe la deuxième place dans le secteur des industries culturelles.
Marketing
A ses origines, le jazz était l’expression des Noirs américains. « Le bordel était presque le seul endroit où les Blancs et les Noirs pouvaient se rencontrer plus ou moins naturellement », écrivait Billie Holiday dans ses mémoires. Le jazz, comme le rythme’ n’blues, fut très longtemps le seul média dont les Noirs américains disposèrent pour exprimer leur malaise social dans un pays qui les rejetait. Il fut aussi le moyen de le faire connaître à l’étranger. Le jazz ne représente pourtant qu’une quantité négligeable des CD vendus. Il est en effet difficilement exploitable pour le commerce car il procède d’individualités différentes. De plus, son écoute est supposée réclamer une culture musicale qui ne le rendrait pas accessible à toutes les oreilles. Il a donc été remplacé par le rap (plus immédiat et qui permet de véhiculer beaucoup plus facilement un style de vie) et par l’un de ses enfants, la soul. Mais celle-ci a été totalement déchargée de la spiritualité héritée du Gospel, jusqu’à devenir une musique consensuelle et insipide : le marketing ne se satisfait pas de musiques revendiquant trop fortement une idéologie sociale ou politique.
Pour s’exprimer, il reste heureusement des possibilités. On peut être un « franc-tireur » comme Mano Solo, artiste difficilement classable qui chante des sujets peu médiatiques comme le sida. Une autre solution consiste à placer les maisons de disques devant un fait accompli : un groupe comme Louise Attaque connaissait déjà un énorme succès grâce à la scène, avant même de vendre les deux millions d’exemplaires de son premier album. Il existe enfin une troisième voie : se regrouper et créer ses propres médias. Ce fut le cas de la scène rock indépendante des années 80. Quelques années plus tard, Boucherie Productions est toujours en place et un groupe comme Noir Désir a conservé sa liberté de parler et jouer quand, et surtout où il le veut. On se souvient qu’il s’était investi dans la lutte contre le Front national.
Alors pourquoi Bob Dylan ? Simplement parce que cet artiste a réussi un véritable tour de force. Il représente toute une génération mais il est resté farouchement indépendant ; il a réussi à faire passer ses messages en étant fort peu charismatique et sans connaître des passages à vide comme Joan Baez. Chapeau !
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