COLLAGE

Dans un de ces « Peanuts » (cacahouètes, faut-il le préciser?) en quatre images que publiaient les journaux du monde entier, et qu’on retrouvera dans Charlie mensuel de juin 1982, Charlie Brown, de son banc d’école, confie sa déprime à Linus, celui qu’il a naguère vu prier la Grande Citrouille qu’elle le garde de toute mauvaise tentation. Le jeune philosophe, pour le consoler, lui dit que la seule qui puisse avoir quelque raison de sombrer dans un tel abattement, c’est son propre grand père, car, ajoute-t-il, « il vient de se rendre compte qu’il est trop âgé pour participer à un tournoi de vétérans ». La question devait assez troubler Charles M. Schultz, père des « Peanuts » pour que, dans un « quatre vignettes » précédent, il ait fait dialoguer les deux mêmes sur le soixante-troisième anniversaire du grand père de (encore) Linus. Lequel conclut, se prenant accablé le menton à deux mains sous ses quatre cheveux mal peignés : « C’est dur de croire qu’il fut pendant un temps un être humain… »Charles M. Schultz sera resté jusqu’au bout l’être humain qu’il entendait demeurer.

Il avait annoncé, au mois de novembre, que, souffrant d’un cancer du côlon, il publierait la dernière aventure de Snoopy, Charlie Brown et sa petite bande dans le journal du 13 février et, ce dimanche matin-là, les Américains, avant même d’ouvrir leur journal à la page des « comics » pour voir comment leurs amis de cinquante ans feraient leurs adieux à ce monde de papier qui les avait vus naître, avaient entendu à la radio que leur père était mort la veille. Charles M. Schultz avait annoncé qu’il arrêtait de dessiner pour prendre le temps de se soigner. Et peut-être de vivre autrement qu’au rythme des planches attendues à livrer chaque jour : il devait, pour commencer, assister à un concert le lundi 14 février. Surprenant savoir du corps : la besogne finie, la machine s’arrête. Ou bien faut-il le dire autrement ? Ce corps-là, cette main qui tenaient le crayon, ne pouvaient vivre qu’occupés à donner la vie… De quelque façon qu’on prenne cette double mort : de papier et « de vrai » : restera le mystère dont on se débarrasserait trop facilement en parlant de hasard.

Dans un livre paru en traduction française l’été dernier, (Sur Walter Benjamin, éditions Allia), le philosophe allemand Theodor W. Adorno publie quelques-unes des lettres qu’il échangea avec son ami, sur son travail. Ils ne manquèrent pas, hélas, de s’écrire : chassés tous deux, avec bien d’autres, par le nazisme, ils connurent des lieux d’exil différents, Adorno à Londres et New York, Benjamin à Paris. Et l’on sait que celui-ci, fuyant l’avance allemande en France pour l’Espagne et, pensait-il, les Etats-Unis pour lesquels ses amis lui avaient envoyé un laissez-passer, fut arrêté au passage de la frontière à Port-Bou et, menacé par l’alcade d’être livré à la Gestapo, se suicida dans la nuit du 27 septembre 1940.En 1935, Benjamin avait envoyé à son ami alors à Oxford un « exposé » qui était un plan de travail assez développé de ce qui devait être son grand oeuvre Paris, capitale du XIXe siècle. Ce livre énorme, véritable chantier de travail jamais achevé, qui avait porté le titre initial « le livre des passages », et, à partir de ces passages couverts, originalité de Paris au dix-neuvième siècle, allait embrasser toute l’activité industrielle et intellectuelle du « siècle de l’industrie », du baron Haussmann à Baudelaire, de l’emploi de la fonte à la découverte de la photographie, est longtemps resté à l’état de mythe.

On n’en connaissait que des fragments, jusqu’à ce qu’une édition posthume en soit publiée en 1982 en Allemagne et une traduction française en 1989 aux éditions du Cerf. Bonne occasion de s’y replonger : il est difficile à qui n’a pas pioché dedans d’en imaginer la richesse et, surtout, d’entrevoir le nombre de pistes qu’il ouvre pour la compréhension de notre temps.Retour à 1935 : Adorno vient de lire « l’exposé » que lui a envoyé Benjamin, marxiste comme lui, théoricien avec qui il ferraille amicalement depuis des années. Rien n’est plus tonique que cet échange de travaux entre hommes qui s’estiment et ne se ménagent pas. Ernst Bloch, Marcuse, Adorno, Benjamin, on sait que l’écho des recherches que menèrent autour des années vingt et trente ces Allemands pourchassés par Hitler se fit entendre fort avant dans le siècle et que Mai-68 en fut profondément marqué. Nostalgie. Ici, Adorno, qui avait le marxisme plus pointilleux : ou moins aventureux : que celui de Benjamin reproche à ce dernier d’avoir placé en exergue de son « exposé » une phrase de Michelet : « Chaque époque rêve la suivante ». Pour lui, cela sent un peu le soufre, ou, en tous cas, pas assez la dialectique. Il s’en explique longuement, et cette réfutation est passionnante.

Il reste que, si l’on revient alors au texte de Benjamin, on est frappé de voir que, pour celui-ci, la dialectique n’est pas affaire de recette appliquée. Dans le texte critiqué par Adorno (et publié en annexe à la fin de Paris, capitale du XIXe siècle), cette citation de Michelet est suivie de tout un développement qui commence ainsi : « A la forme du nouveau moyen de production qui est encore au début dominée par celle de l’ancien (Marx), correspondent dans la conscience collective des images de souhait où le Nouveau et l’Ancien se compénètrent sous une forme fantastique. »Irruption du fantastique dans la théorie.

On voit par là que le flâneur (c’est précisément un des thèmes de son livre) qui a laissé sa rêverie se nourrir au jour pâle des verrières de passages parisiens où s’étalent les marchandises d’un capitalisme qui porte beau sa jeunesse est un poète tout autant qu’un philosophe. Espèce rare. En fait, ce Paris du XIXe siècle, dans sa construction exubérante, véritable « montage d’attractions » qui fait jouer entre elles toutes les citations tirées de l’inépuisable mine de la Bibliothèque nationale, ce Paris où il passait ses journées est plus proche d’un film d’Eisenstein que d’un manuel de marxisme.

C’est en ce lieu qu’il nourrissait sa réflexion philosophique, mais pas seulement : « L’espace en verre devant mon siège à la Bibliothèque nationale ; cercle magique inviolé, «terrain vierge» que vont fouler les figures auxquelles je rêve », écrivait-il dans les premières notes jetées dans la préparation de son livre Paris, capitale du XIXe siècle, qui s’appelait alors encore, marqué qu’il était par le Surréalisme : « Passages » (page 851 de l’édition citée). De même, cet homme de pensée qui pouvait rencontrer « Orphée, Eurydice et Hermès à la gare Saint-Lazare » a écrit dans le même ouvrage (page 841) : « Toute architecture collective du XIXe siècle constitue la demeure du collectif qui rêve ». Il savait ne pas s’en tenir aux apparences, et pour en revenir au père des « Peanuts », il était de ceux qui savaient que le corps parle souvent plus haut que ne le fait la voix.

Ceci, pour finir : le 17 février 1600, Giordano Bruno, religieux qui entendait ne croire que ce qu’il pouvait démontrer était brûlé par l’Inquisition sur ordre du pape en place publique à Rome. Terrible ironie de l’histoire, ce pape s’appelait Clément, et la place où devaient s’élever les fleurs rouges du bûcher, « Campo dei Fiori ». A la fin de l’année dernière, l’adjoint à la Culture à la mairie de Rome avait proposé de marquer ce quatre centième anniversaire par de grandes manifestations sur cette place. Bonne idée, lui dit-on de divers côtés, mais…

Mais un membre éminent de la Curie romaine, monseigneur Poupard, fit savoir que, si l’on pouvait déplorer l’ardeur du châtiment, il ne saurait être question de revenir sur le procès qui lui avait été fait. De bonnes voix s’élevèrent pour trouver que l’année du deux millième anniversaire du Christ, il n’était peut-être pas du meilleur goût de remuer ces cendres froides. Et des commerçants qui n’avaient jusque là rien trouvé à redire aux travaux qui bouleversent Rome pour le « Jubilé » du millénaire : c’est qu’on en attend quelques retombées, tout de même : s’insurgèrent contre le chantier ouvert pour cette commémoration. Certes, on ne brûle plus les hérétiques aujourd’hui. C’est tellement plus convenable d’étouffer en douceur leur souvenir sous les nécessités incontournables du développement commercial. Voilà peut-être qui eût intéressé Walter Benjamin, qui voyait dans l’étalage des marchandises du monde entier que permettaient les passages parisiens, la métaphore du monde en train de naître.

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