Un siècle dont on a toujours besoin

Ah, on en a eu, des bilans de spécialistes, des prévisions de spécialistes, des analyses de spécialistes, ces derniers temps, pour nous expliquer que le XXe siècle avait fait exploser une violence inouïe, avait reculé les bornes du possible, avait semé le désordre et fait jaillir des lumières… De la révolution quantique à la révolution soviétique, des camps de la mort à la marche sur la Lune, du (téléphone) cellulaire à la maîtrise de la (reproduction) cellulaire, des puces aux clones, morbleu, on ne sait plus où donner de la tête : comment on pense tout ça, sans parler du reste, quand on n’est pas, précisément, un spécialiste ? Et qu’est-ce qu’on en fait, dans une vie d’homme ? Comme disait l’indispensable Jules Laforgue, grand poète et grand ironiste de la fin, bien tordue et dépressive, du siècle dernier : il y a de l’infini sur la planche.

D’accord. Mais si, pour commencer, on regardait d’abord la planche ?Parce que, somme toute, pour nous tous qui sommes nés dans cet étrange XXe siècle, c’est notre imagination, ce sont nos sentiments, ce sont nos rêves auxquels il a donné en partie matière et forme. Ce serait beau, de raconter, chacun à sa façon, « son » XXe siècle. Pas celui des savants, pas celui des journalistes, non, juste celui qui nous vient à l’esprit, chacun le sien, et chacun dépositaire d’une part de la vérité du temps. Qu’on raconte ses émotions. Ses chocs. Ses incompréhensions. Et faites passer. Faites passer aux enfants qui vont avoir à inventer la suite…

En 86 collages, des bouts de vérité comme des fragments de cristal

Au fond, c’est ce qu’ont entrepris Nik Cohn et Guy Pellaert. Nik Cohn s’est fait connaître autrefois, avant le câble, avant le PC, avant le mini-disc, comme critique de rock ; en ces années 70, le rock voulait changer la vie, ou le monde, ou au moins y faire entendre quelques distorsions.

Le rock était synchrone avec des jeunes et des moins jeunes qui avaient envie que la vie soit plus vivante, shake it, baby, même si la dialectique ne cassait pas toutes les briques, et si la quête en solo débouchait parfois sur un mur mortellement têtu. Guy Pellaert est un peintre, un donneur d’images. Tous deux, l’Anglais d’Irlande du Nord, et l’habitué d’Ostende s’étaient merveilleusement trouvés pour proposer, en 73, un album glaçant, splendide, nerveux et inoubliable, Rock Dreams, où le rock se cristallisait en vignettes définitives, White light White Heat, vibrations du désir de brûler pour éclairer, Rock Dreams était ironique comme Burroughs et survoltant comme le Rocky Horror Picture Show, il célébrait la fin d’une époque dont on a toujours besoin. Trente ans après ou presque, ils se sont à nouveau donné rendez-vous, pour décliner, non plus les Rêves rock, mais les Rêves du siècle.

Les leurs. Stridences, flashes, vitesse. C’est admirable. Il ne s’agit pas ici de compte rendu, d’addition des faits marquants, de recension des grands événements. Non, il s’agit de rêves. Ce qui dans le siècle a fait rêver : ou cauchemarder : ce que le siècle s’est offert comme rêves, ce qui, chez les auteurs, a été moteur de rêves. Il ne s’agit pas d’exactitude, mais… de vérité.

De bouts de vérité. Mais peut-être bien que la vérité, c’est comme le cristal. Même en fragments, le cristal est toujours cristal, et la vérité… En 86 collages par ordinateur, extraordinairement cadrés, trafiqués, décalés, Pellaert propose, rythmé par les légendes : dans tous les sens du terme : de Cohn, un film du siècle, délirant, jubilant, intoxiquant, où passent nos fantômes, et, merveille, nous ne nous étonnons qu’à peine de les trouver si sensiblement « transposés ». Mitterrand donne du feu à Gainsbourg, sur la rive de la Seine, au petit matin, Bob Dylan se fait nourrir par Golda Meir, Elvis Presley vient hanter Clinton, de Gaulle boit un verre chez Rick, à Casablanca… Il y a là le rock’n roll, et la vitalité, et le chagrin des espoirs déçus, et la splendeur des héros, des hérauts, les écrivains sont musique, et c’est Sartre et Camus tout déglingués par Bud Powell, les révolutions font de l’espoir, et de la casse, et le passé les travaille, et c’est un night-club où Castro, Guevara se débrouillent avec l’instant qui passe, pendant que Batista sourit, et qu’Ava Gardner danse, tout est faux, tout est vrai, dreams, Orson Welles le magicien passe, lui le conteur, lui qui savait que l’art est un mensonge qui dit la vérité…

Chaque image est une cristallisation de ce qui nous a travaillés, tous, de ce qui nous a fait des émotions, des réactions, des propositions, chaque image fait s’entrechoquer des fragments du grand imaginaire « occidental », deuil et conquête, désir de jouissance et luxe affiché, déploiement de la folie et de la mort, ce livre-là, ce n’est ni un résumé ni une confidence, c’est un jeu d’ombres et de clarté, c’est un puzzle somptueux, où se retrouvent les grandes révolutions formelles, c’est une invitation à suivre Ariane dans le labyrinthe, et à affronter le Minotaure, c’est l’occasion de se raconter « son » XXe siècle.

En déchiffrant les signes, les rencontres biseautées, les blagues, les beautés. En y appuyant ses propres associations, en laissant son propre imaginaire couper, coller, recomposer. En parlant avec, autour, contre. Qu’est-ce qu’on peut faire de plus nécessaire, que rêver tout seul, et se rendre compte qu’on rêve toujours à plusieurs ? n E.P.

Guy Pellaert, Nik Cohn.

Rêves du XXesiècle,

Grasset, 195 F

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