L’intime et le social

Ressources humaines traite de la société française d’aujourd’hui. Celle de l’usine, des ouvriers, des 35 heures, et du décalage social qui s’installe entre père et fils. Soit, un film, pas un manifeste (1).

C’était dans la section d’information « Zabaltegi » ouverte, entre autres, aux premiers films, en septembre 1999, dans le nouveau palais du Festival de San Sebastian, que Laurent Cantet, accompagné du seul acteur professionnel de l’équipe, Jalil Lespert, présentait, pour la première fois, son film Ressources humaines. A la fin de la séance, les spectateurs acclamaient le cinéaste et son comédien, beaucoup avaient les yeux humides d’émotion, quand ils ne pleuraient pas sans retenue. Depuis ce soir-là, le film a fait son chemin, primé de festival en festival.

Ancien élève de l’IDHEC, réalisateur de courts-métrages : Tous à la manif, Jeux de plage : et des Sanguinaires, film de la série « l’An 2 000 vu par… », sur Arte, Laurent Cantet dit avec simplicité qu’il n’est pas un militant et qu’il ne connaissait rien, ou peu de choses, du monde ouvrier qu’il donne à voir avec une justesse de ton rarement atteinte dans un film de fiction. Car cette histoire qui se passe dans une petite entreprise de province au sein de laquelle éclate un conflit autour des trente-cinq heures est une fiction jouée, à part Jalil Lespert, par des non-professionnels, anciens ouvriers et cadres, chômeurs, avec lesquels Laurent Cantet et son co-scénariste, Gilles Marchand, ont travaillé six mois en amont du film, par l’intermédiaire d’un comité de chômeurs pour construire Ressources humaines, lui donner son poids de crédibilité, sans craindre, ensuite, de travailler ce matériau dont s’est nourri le projet initial pour en faire une vraie création cinématographique.

Ils sont quatre à l’attendre à la gare : parents, soeur, neveux : ce jeune étudiant dans une grande école commerciale qui revient chez lui pour faire un stage dans le service « ressources humaines » de l’usine où le père est ouvrier. « Ne ramène pas trop ta science » lui dit ce dernier, inquiet de l’entretien que son fils doit avoir avec le patron le lendemain matin. La première soirée passée en famille et les premières heures de prise de fonction à l’usine éclairent tout de suite les intentions du cinéaste : celles de filmer au quotidien et de l’intérieur, et une famille et une entreprise face aux conflits qui les atteignent l’une et l’autre, avec un respect quasi documentaire et une écriture cinématographique, affirmée dès les plans de la gare. Homme un peu fort qui cache son émotivité derrière ses lunettes et dans un silence qui peut aller jusqu’aux larmes, : on le découvrira plus tard quand le vieil homme sera à bout de résistance au cours d’une grève que son fils aura contribué à déclencher : le père de Frank est, au départ de l’histoire, fier de son fils et fier de la machine sur laquelle il travaille depuis 30 ans.

En attendant d’être reçu par les patrons, le jeune homme : et le spectateur avec lui : a un premier aperçu des ateliers, dans un hangar où des hommes travaillent à des postes différents, dans un bruit assourdissant. Il est suivi d’assez loin, le cinéaste filmant au premier plan les machines et les ouvriers, jusqu’au moment où Frank s’approche de son père qui lui présente sa machine. Un contremaître lui reproche de « ralentir la cadence » et, à quelques mètres de lui, un ouvrier antillais singe ce contremaître en aboyant.

Dans cet espace, domaine du père, vont se jouer plusieurs scènes, symptomatiques de ce qui se passe ailleurs, dans l’usine et dans la maison familiale, et de plus en plus déchirantes. La deuxième fois que Frank repasse dans ce lieu, c’est filmé en plongée et accompagné du patron qui serre les mains des ouvriers et dit hâtivement au vieil homme : « bravo ! Je te laisse à ton travail ». Dans les bureaux, tout un processus de consultation du personnel se met en place sur l’application des trente-cinq heures dans l’entreprise : Frank prépare un questionnaire « simplifié » par le bras droit du patron, fortement combattu par les représentants syndicaux et suscitant les réticences du père : « Je ne sais pas ce qui est bien. Je reste méfiant », dit-il à son fils, un soir, à la maison. La façon dont Laurent Cantet travaille l’évolution de la situation générale et l’approfondissement des caractères des personnages, portés avec force et nuance par des acteurs non professionnels, et la lente détérioration des relations de Frank avec les uns et les autres, patrons et ouvriers, amis d’enfance et membres de la famille, et son rapprochement avec l’Antillais, crée les conditions d’une forte montée d’émotion chez le spectateur.

Le père est à sa machine, alors qu’un piquet de grève est en place depuis trois jours. Dans ce même espace où, au début du film, le père faisait les honneurs de son outil de travail à son fils, se joue une scène terrible : « Tu me fais honte, crie Frank, j’ai toujours eu la honte d’être le fils d’un ouvrier ! Ta honte, tu me l’as foutue !… » Le père, silencieux, le menton tremblant de larmes retenues, enlève lentement ses gants. Quand le film se termine sur un repas qui réunit les familles des grévistes devant l’usine fermée, on sent que Frank, sur le point de repartir à Paris, ne saura jamais où est sa place. On sait aussi qu’un cinéaste est né.

1. Dans un entretien au Film français du 31 décembre dernier, le réalisateur déclare : « C’est la relation père-fils qui est au centre du film, mais que j’ai voulu intégrer dans le monde du travail, parce que leurs relations se structurent dans le rapport au travail. […] Les « 35 heures » n’étaient pas à l’origine du scénario, elles sont venues après. Elles sont un révélateur mais elles ne sont pas le sujet » (NDLR).

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