Faire voir l’invisible, faire entendre l’inaudible

Entretien avec Claude Régy

Pour la deuxième fois cette saison, Claude Régy présente une mise en scène d’un auteur contemporain. Après Quelqu’un va venir, de Jon Fosse, auteur norvégien jusque là inconnu en France, en février-mars, la création de la pièce Des couteaux dans les poules, de David Harrower, un jeune auteur écossais.

Claude Régy a su révéler, depuis les années 1960-1970, de nombreux écrivains contemporains, d’Harold Pinter, Tom Stoppard, David Story… à Marguerite Duras ou Nathalie Sarraute, dont il a monté les premières pièces. « Les Ateliers contemporains », sa compagnie théâtrale, se consacre à de telles découvertes. La mise en scène de Quelqu’un va venir compte parmi les spectacles majeurs de ces dernières années. Entre ombre et lumière, sur un plateau entièrement dépouillé, les trois acteurs (Valérie Dréville, Martial di Fonzo Bo, Yann Boudaud) faisaient naître l’atmosphère étrange d’une vaste lande des pays du Nord. Traversés par l’écriture, ils nous communiquaient la présence d’une menace venue de profondeurs inconnues, l’angoisse de la séparation, de l’irruption d’un Autre dans la plénitude de l’amour.

L’invasion équivoque du socioculturel

Dans le théâtre de Régy, les personnages ne sont pas incarnés, ils « flottent » aux lisières du réel, entre corps et voix et semblent toucher des zones inconscientes en nous-mêmes. C’est sur cette « manière-là » que je voulais interroger le metteur en scène, quand dès mon arrivée, il me lit d’emblée cette phrase d’Heiner Müller, pour me dire combien elle lui paraît importante et juste : « Je crois que ce fut l’illusion de la gauche des dernières décennies, celle des intellectuels européens et en particulier des gens de lettres, de croire qu’il pourrait et devrait y avoir une communauté d’intérêts entre l’art et la politique. En dernier ressort l’art n’est pas contrôlable. […] Naturellement l’art abandonne sa qualité subversive dès l’instant où il essaie d’être directement politique, c’est là le problème. Et ce fut l’erreur générale, le piège. »

Puis, se référant aux réflexions d’Edgar Morin sur la mondialisation dans son livre Terre patrie, où il affirme qu’elle engendre « un sous-développement moral, psychique et intellectuel », Claude Régy remarque que, selon lui, le développement de l’industrie culturelle n’échappe pas à cette loi, qui instaure, au lieu d’un accroissement des forces de l’esprit, une sorte de sous-développement mental. D’ailleurs, dès la première page du livre qu’il vient de publier (1), il écrit : « Il faut souligner l’invasion équivoque et galopante du socioculturel. C’est un amalgame nocif où tout s’enlise, se détruit et se confond. »

Le choix des écritures nouvelles

Claude Régy travaille comme un moine, fait répéter plusieurs mois ses spectacles, use de lenteur et de patience pour que « quelque chose », chez l’acteur d’abord, puis en chaque spectateur bouge. Par toutes les manières, il résiste à cette idée marchande du résultat qui, selon lui, guide autant les grandes institutions culturelles que les industries et les banques.Mais revenons à l’entretien et à cette question portant sur sa manière de choisir des écritures nouvelles, prévue au départ.

Claude Régy : Même si je suis poussé d’abord par une sorte d’instinct aveugle, il me semble : a posteriori : que ce sont toutes des écritures qui ont infléchi ma manière de faire du théâtre. Par exemple, je tiens de plus en plus compte de l’architecture des lieux où je souhaite que ces écritures soient proférées. Je ne peux plus travailler dans un théâtre à l’italienne. Je cherche une proximité entre les spectateurs et les images produites sur la scène pour établir un rapport direct entre l’acteur et le spectateur, de telle sorte que l’inconscient de l’auteur, passant par l’inconscient de l’acteur, puisse atteindre l’inconscient du spectateur. Pour que l’image travaille au-delà de la représentation. C’est une recherche qui ne peut s’effectuer dans de grands théâtres face à des centaines de spectateurs.

Les grands publics, massifs, me paraissent une fausse idée du théâtre populaire. Mon but est de créer des formes nouvelles et de mettre chaque personne spectateur en contact avec elles. Je crois vraiment qu’il faut des cellules de création, un peu terroristes, qui fassent exploser les représentations attendues du réel pour renouveler la manière de voir et d’entendre ; renouveler notre rapport à un monde qui change aujourd’hui à un rythme beaucoup plus rapide que par le passé. Je crois qu’il faut essayer de ne pas s’enfermer dans des formes déjà explorées, dont on sait qu’elles fonctionnent et qui, n’ayant rien d’inconnu, ne dérangent personne. Et pourtant, cette grande institution de la décentralisation, poursuivie par Malraux avec les plus louables intentions, s’est encrassée dans sa lourdeur et a vu se développer des « machines » à produire des spectacles en grand nombre avec public, approbation de la critique et développement apparent de la culture. En fait elles entraînent la destruction de la véritable création, dès lors embourbée dans une moyenne acceptable.

L’institution fabrique « des produits culturels », avec marketing et étude de marchés, très facilement assimilables, qui tournent dans les différents théâtres de la décentralisation, fonctionnant un peu comme d’immenses photocopieuses en béton. Un autre aspect commun à ces écritures, c’est qu’elles se « positionnent » contre ce que l’on a appelé le théâtre politique et engagé dans les années 60 et 70. Je pense que ce théâtre, directement politique, réduisait la poésie à une fonction utilitaire, ce qui n’est pas son fait. Par ailleurs, il diffusait des visions du monde très simplificatrices où des régions obscures de l’homme, qui, à mon sens, constituent l’essentiel de notre être, et des échanges entre les êtres n’étaient pas du tout explorées. Pour ma part, je crois que l’art, comme la science ou la philosophie, mais par des moyens plus mystérieux, peut faire avancer la connaissance. Je choisis de monter les écritures qui me paraissent sonner juste dans les années que nous vivons. Ce qui me paraît important est de trouver un langage capable de parler de ce qui agite notre époque, toucher ce qui est en effervescence, qui est à vif et qui peut vraiment faire bouger les consciences. Il faut tenter de se mettre en état de cécité pour repousser les limites du connu ; amener sur le plateau des sensations qui nous éclairent sur nous-mêmes et sur ce qu’il y a de spécifique dans notre époque en totale « mutilation ». Nous vivons un moment où personne ne peut prédire où va le développement frénétique de la technologie, où va l’humanité. Il n’est ni question, ni possible d’arrêter ce développement, mais il me paraît nécessaire d’explorer des comportements parfois régressifs et primitifs, des retours violents ou sournois à la barbarie. Il faut que l’art interroge cette part de régression sous les avancées apparentes.

Vos mises en scène semblent toujours se situer aux frontières du visible et de l’invisible, et mettent à nu la violence de forces positives ou destructrices.

Claude Régy : Dans la pièce de David Harrower, ces forces sont complètement mêlées. Il n’y a pas de séparation entre ces contraires et je crois que c’est le propre des écritures qui comptent, de montrer que ces forces contradictoires travaillent ensemble. On vit encore beaucoup dans une vision religieuse du monde, qui sépare le Bien et le Mal, l’esprit et le corps que l’on assimile le plus souvent au sexe et à la faute. Comme tous ceux qui ont réfléchi au travail de mise en scène, je crois qu’il s’agit de faire voir l’invisible, faire entendre l’inaudible, faire penser l’impensable. On ne peut faire avancer la connaissance qu’en sondant le réel sans s’arrêter aux manifestations extérieures. La création doit subvertir le monde tel qu’il fonctionne, sinon elle se contente de le copier et d’endormir les consciences au lieu de les inquiéter.

Si l’on essaie de montrer la matérialité de l’écriture et non d’en représenter le contenu, on est forcément dans l’invisible. Comme l’écrit Walter Benjamin à propos du théâtre, je voudrais communiquer des « sensations tactiles ». Confondre en un lieu les sensations de toucher et de vue. La pièce de David Harrower se situe dans l’Ecosse du XVIIIe siècle qui, pour l’essentiel, reste médiévale. Une paysanne découvre cela dans l’écriture : « ça ne peut être vendu ou cuit. » Il y est question d’une vie rurale, très primitive, réduite pour l’essentiel à la survie, mais cette femme parvient à s’interroger sur le langage et sur la formidable liberté qu’il contient. Elle est complètement ouverte à cette vérité : le réel chaotique, protéiforme échappe toujours à son agencement dans des mots. C’est une pièce qui pose le problème de l’écriture de manière très simple ; c’est aussi l’histoire d’un adultère et d’un meurtre mais débarrassés de toute culpabilité, de toute analyse psychologique de tout rapport de cause à effet. On ne sait jamais pourquoi les choses arrivent mais elles arrivent. C’est aux spectateurs de « travailler » avec cela. n

Des couteaux dans les poules,

de David Harrower,

mis en scène par Claude Régy. Théâtre des Amandiers, Nanterre.

Du 15 février au 31 mars 2000. Renseignements par téléphone: 01 46 14 70 00.

1. Claude Régy, l’Ordre des morts, éditions Les Solitaires intempestifs, 1999. Par ailleurs, l’Association Les Solitaires Intempestifs a ouvert un site Internet consacré au théâtre contemporain comportant les rubriques forums, débats, liens, festivals, associations, théâtre, création.

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