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OUR l’exposition universelle de 1897, des Congolais furent invités : sans trop de ménagements, on s’en doute : à venir en Belgique pour y témoigner de leur vie quotidienne et de la grandeur de l’empire assemblé par le bon roi Léopold II, le Congo tout entier étant alors son domaine propre et ses habitants considérés comme les biens meubles qui y étaient attachés. Un « village nègre » avec ses cases fut édifié sur les bords d’un étang, à Terwuren où avait lieu l’exposition. Les femmes devaient piler le mil, allaiter leurs enfants, « comme à la maison », les hommes devaient danser, ou se livrer à des simulacres guerriers. Bref, se comporter comme on aime que se comportent les singes dans les zoos : naturellement. Lorsque, vers la fin de leur séjour, il y avait parmi eux trop de malades contraints de garder la case, les visiteurs protestaient : « On a payé pour voir les Nègres, disaient-ils, faites les sortir ! » Sur quoi les soldats préposés à la garde de ces paresseux ne manquaient de les renvoyer vite fait au travail.
Un film belge de 1999 pour la télévision, Boma-Terwuren, le voyage, de Francis Dujardin, évoque cette lamentable exhibition. Pour donner une idée de l’état d’esprit de ces visiteurs, le cinéaste cite assez longuement quelques articles de presse. On en retiendra un, extrait du journal le Patriote du 4 juillet 1897, dont l’auteur s’efforce d’amener ses lecteurs à une certaine compassion pour ces sauvages qu’ils pourraient être tentés de considérer avec horreur : « Je regardais ces Nègres affreux […] et je pensais qu’il ne faut pas plus leur en vouloir qu’on ne peut reprocher au crapaud sa hideur… » Et d’expliquer que, si ces sauvages avaient le regard si cruel, c’est parce qu’ils étaient obligés de constamment épier leurs proies dans la forêt. De même, il ne fallait pas s’offusquer à la vue de leurs « mufles cruels » : la nécessité où ils se trouvaient de déchirer à belles dents la chair crue dont ils se nourrissaient expliquait cette conformation somme toute bien naturelle. Pourtant, pour aussi compatissant qu’il soit envers des êtres qu’il ne se hasarde tout de même pas à qualifier d’humains, il ne s’en inquiète pas moins des efforts considérables que les civilisés comme lui auront à consentir pour faire d’eux des Belges convenables. Il conclut sur ces mots : « Je songeais aux prodiges qu’il faudrait déployer pour transformer en hommes ces lointains descendants de fauves… »
Qu’on ne dise pas « Ah, ces Belges » ! Les Français de la même époque n’avaient rien à leur envier, et Didier Daeninckx rappelle dans Cannibales (Éditions Verdier) le souvenir de ces Canaques qui, en 1931 encore, trop « sauvages » pour renvoyer de la France, leur tutélaire « mère-patrie », une image flatteuse furent refusés à l’exposition coloniale, pour être exhibés… au Jardin d’acclimatation comme « anthropophages ».
O N ne s’en tirera pas non plus en condamnant vertueusement « l’arriération » de nos grands parents. Que penseront de nous, dans cent ans d’ici, ceux qui apprendront que les États-Unis, en 1999, avaient dépensé dix milliards de dollars pour lutter contre le sida dans leur pays où apparaissent quarante mille nouveaux cas par an, alors que cent soixante-cinq millions de dollars étaient consacrés dans le même temps à cette lutte en Afrique, qui voit chaque année quatre millions de nouveaux malades atteints ? Soixante fois plus d’argent pour soigner cent fois moins de malades, telle est la ratio USA/ Afrique, pour employer une expression chère à ceux qui financent les laboratoires pharmaceutiques. Une ratio qui, en quelque sorte, mesurerait très exactement l’écart entre pays « civilisés » et pays qu’il serait très incorrect aujourd’hui d’appeler « sauvages », mais qu’on peut toujours dire « en voie de développement ». Sans qu’on ne sache pas très bien si cette voie n’est pas une impasse.
Le vice-président des États-Unis, M. Al Gore, a récemment proposé à l’ONU (le Monde du 12 janvier) de porter la contribution de son pays à la lutte contre le sida en Afrique, à trois cent vingt-cinq millions de dollars. Était-il poussé par la même compassion que celle qui animait le journaliste belge du siècle dernier demandant à ses concitoyens de ne pas reculer devant les efforts à faire pour amener ces « êtres » à l’humanité, ou se disait-il que cette générosité ferait bel effet dans le paysage préélectoral américain ? On ne sait, toujours est-il qu’il y eut, lors de la réunion où fut avancée cette proposition, des Africains assez mesquins pour trouver qu’on était encore loin du compte, en un temps où la grande industrie pharmaceutique se refuse à livrer des médicaments à des pays dont on n’est pas sûr qu’ils pourraient les payer. Ainsi, M. Thimothy Stamps, ministre de la Santé du Zimbabwe s’est-il étonné, toujours selon le Monde, que « des êtres intelligents dans le monde développé soient aussi inconscients de ce qui se passe sur le continent africain depuis quinze ans » et s’est demandé « si cette indifférence est uniquement due à l’ignorance ou si c’est une nouvelle forme de discrimination raciale ». L’insolent.
P OUR finir, un livre, qui n’a rien à voir avec ce qui précède, sinon peut-être qu’il est de ceux qui redonnent confiance en l’homme. C’est Philosophie : un rêve de flambeur, de Jean-Toussaint Desanti (Éditions Grasset, collection Figures). Déjà le titre, et ce tableau du XVIIIe siècle qui le porte sur la couverture, avec ses deux joueurs de carte à perruque poudrée qui se font face appelle la lecture. On ne sera pas déçu, pour peu qu’on soit de ces gens dont parlait Balzac dans sa Théorie de la démarche (1833), « habitués à trouver de la sagesse dans la feuille qui tombe, des théories dans les vibrations de la lumière, de la pensée dans les marbres et le plus horrible des mouvements dans l’immobilité ». C’est que ce livre de dialogue où le philosophe « aux manières de chat », fait semblant de se jouer d’un interlocuteur assez doué pour relancer la conversation comme on relance au poker, conduit son lecteur à regarder le monde d’un autre oeil. « Car si notre entretien nous a appris quelque chose, dit Desanti à deux pages de la fin, c’est à ne pas nous plier au « semblant-solide », mais tout au contraire à nous entêter à en débusquer les ombres et à nous donner les moyens de le faire. »
On ne s’étonnera pas que l’un des mots le plus souvent rencontrés dans ces trois cents pages soit le mot « jouissance », qu’il s’agisse de la lecture de Platon dans le texte ou de l’observation « d’objets mathématiques », occupations qui, en général, n’appellent pas ce qualificatif pour le commun des mortels. Il n’y a pourtant là aucune affectation : c’est bien de gourmandise qu’il s’agit tout au long. On lira pour s’en convaincre les cinq pages (249-253) consacrées à une nouvelle traduction mot à mot d’un texte d’Aristote sur le temps et comment, de cette lecture attentive, émerge ligne après ligne, comme sous la brosse délicate d’un archéologue, une clarté inaperçue. Et, lorsque, au bout de ces cinq pages, Desanti aligne ses arguments, il y a bien toute la joie légèrement ironique du « flambeur » qu’il dit avoir été, joueur abattant son carré d’as.
Cette lecture, en vrai, c’est d’abord la constante découverte d’un bonheur d’accompagnement. Aussi bien si le philosophe passe ici de ce que représente, en Corse, le franchissement du seuil (le mutale en quoi l’on aura reconnu l’idée de changement) d’une maison, à « l’exigence d’intelligibilité » de Spinoza, ou s’il appelle la pelure d’oignon en renfort de sa théorie du « semblant-solide », ce n’est jamais, comme d’autres pourraient le faire, pour « vulgariser » : horrible mot, horrible chose : sa pensée. C’est, dirait-on, pour prolonger le plaisir de continuer à cheminer à côté de son lecteur, sur ces chemins vagabonds qui les conduiront ensemble quelque part, même s’ils ne savent au départ ni l’un ni l’autre où ils vont les mener.
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