COLLAGE

O

n aurait depuis longtemps oublié le publiciste américain Fukuyama, qui décréta la fin de l’histoire peu avant que la chute du mur de Berlin et ce qui s’ensuivit vînt rappeler qu’il restait peut-être encore une ou deux pages à écrire, s’il ne venait périodiquement se rappeler au souvenir des foules en attente de ses oracles. Tout le monde ne peut pas avoir l’humilité de son confrère en futurologie Paco Rabanne qui sut convenir d’assez bonne grâce que l’éclipse de soleil de l’été dernier n’avait pas été à la hauteur des espoirs d’apocalypse qu’il avait placés en elle. Il est vrai que le couturier, travaillant dans l’éphémère d’étoffes destinées à perdre un jour leur éclat, connaissait, du bout des doigts pourrait-on dire, la fragilité des constructions humaines, alors que Fukuyama, macro-économiste dit-on (en tous cas se dit-il), se savait investi de la mission d’instruire ses contemporains encore ignorants du savoir qui l’habite.

Aussi n’est-il pas content du tout de découvrir que le cadavre bouge encore. C’est en quelque sorte manquer de respect à sa science. Il l’a fait savoir dans un article d’abord publié aux Etats-Unis et destiné à être repris, comme ses précédentes analyses de fond, dans toute la presse mondiale. En France, c’est le Monde qui eut l’honneur de publier ce texte en le rachetant à l’agence « DJ ». Non pas « Disc Jockey » comme on pourrait le croire à voir l’habileté de l’auteur à recycler les vieilles galettes, mais « Dow Jones », comme l’indice du même nom qui donne le la sur les places boursières. Pour lui, ceux qui manifestaient à Seattle alors que les sages de l’OMC, réunis sous la bienveillante protection de la police américaine, tenaient une session historique, n’avaient rien compris à ce qui était bon pour notre planète.

Les sages, oui, puisqu’ils étaient en train, selon leurs propres termes, de préparer le « Millénarium », soit le sort de la planète. Rien que ça, avec ce que sous-entend l’idée de « millénarisme », soit la croyance en un millénaire de bonheur forgée par les premiers chrétiens en attente de leur Sauveur.Que, pour monsieur Fukuyama de Dow Jones, ces manifestants n’aient été que les espèces de Charlots se livrant à un « carnaval honteux » dans les rues de Seattle, décrits par lui, dit assez qu’il s’est passé en ces jours d’automne, sous le patronage de Bill Gates et de Coca Cola, quelque chose qui pourrait être tenu pour les premiers pas de ce que l’on pourrait appeler une « citoyenneté » mondiale. Premiers pas singulièrement incompatibles en effet avec l’idée d’une fin de l’histoire.

D euxième épisode de l’Envers de l’histoire contemporaine, l’Initié, roman crépusculaire de Balzac, écrit alors que ses forces déclinaient, s’ouvre, après une rêverie des bords de Seine autour de l’histoire de Paris, sur « une assez vaste cour au fond de laquelle se dessinait en noir une haute maison flanquée d’une tour carrée encore plus haute que les toits et d’une vétusté remarquable ». Dans cette maison, sous l’autorité de madame de La Chanterie, aristocrate d’Ancien Régime qui avait eu, comme dans tous les feuilletons, bien des malheurs, s’est constituée une sorte de société secrète (et très pieuse) de bienfaisance, qui se voue au soulagement de toutes les misères. Comme toujours chez le romancier, cette intrigue feuilletonesque n’est qu’un point de départ : et de ferrage du lecteur : pour la découverte de la grande ville, de ses mondes contrastés.

Mais, enfin, on ne va pas découvrir ici : et aujourd’hui : Honoré de Balzac. Le roman commence en 1836, et l’un des membres de cette communauté quasi-monacale de quatre hommes que forment les locataires de madame de La Chanterie, prénommé Alain, et qui voudrait faire oublier jusqu’au nom qu’il eut dans le monde, est donné par le romancier comme « le petit bourgeois de Paris, un bon bourgeois à figure de veau relevée par des cheveux blancs, mais affadie par un sourire éternel ». Ce personnage, dont on connaîtra peu après l’inépuisable bonté, est chargé par la communauté, d’une mission de confiance des plus délicates. « Oui, dit-il, moi-même, je suis détaché du couvent pour prendre place au coeur d’un volcan. Je vais devenir contremaître dans une grande fabrique dont tous les ouvriers sont infectés des doctrines communistes, et qui rêvent une destruction sociale, l’égorgement des maîtres, sans savoir que ce serait la mort de l’industrie, du commerce, des fabriques… Je resterai là, qui sait ? peut-être un an, à tenir la caisse, les livres, et à pénétrer dans cent ou cent vingt ménages de pauvres gens égarés sans doute par la misère, avant de l’être par de mauvais livres. »

L’Initié, écrit par Balzac en 1847, trois ans avant sa mort, est son dernier roman. Dans son introduction à l’Envers de l’histoire contemporaine (Gallimard-Pléïade, tome VIII) Jeannine Guichardet écrit : « Ce beau titre ne doit pas faire illusion, ni prêter à contresens : l’Histoire est en marche, pas nos héros. Ce n’est pas d’un élargissement qu’il s’agit. Le destin collectif n’est pas en cause, mais seulement des destinées individuelles de combattants d’arrière-garde. Ils vont à contre-courant de cette époque qui les a méconnus : cet envers-là n’explique pas l’évolution des événements. » Pas d’explication, non, mais une vue claire : l’année d’après, en 1848, Marx et Engels publiaient le Manifeste du parti communiste. Il est bon, de temps en temps, d’en rappeler les premières lignes que soulève un beau souffle : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. »

L e malheur est que ce spectre s’incarna pour un trop long temps là où il n’aurait pas dû. Et qu’il s’étiola. Le « bon monsieur Alain » de Balzac, Metternich, Guizot et le pape auraient-ils pour de bon gagné la partie ? Il ne manque pas de bons esprits pour le croire. Et d’avisés capitalistes pour s’en réjouir. Tout un temps en tous cas, celui qui suivit immédiatement la dislocation de l’Union soviétique, on n’entendit qu’une voix dans ce concert : « Adieu, le communisme, et bon débarras ». Ainsi pensait-on en avoir fini avec une « illusion ». A ce temps est en train de succéder celui de la réflexion. Quelques mois avant l’Age des extrêmes d’Eric Hobsbawn, « leçon austère mais tonique » que saluait ici-même Raymond Huard le mois dernier, Gérard Lefort avait publié la Complication, (éditions Fayard) avec, pour sous-titre, « retour sur le communisme ». Ce livre-là aussi, il faut le lire, et pour les mêmes raisons d’éclaircissement, bien que la lecture en soit plus douloureuse que celle de l’Age des extrêmes pour des communistes. Il les met en effet en face de leurs responsabilités. Tous. Et pas seulement les « chefs » ou ceux qui eurent les mains sanglantes. Mais ceux qui crurent, aussi, dont nous sommes, au-delà de ce qu’il est permis de croire.

Le titre de ce livre dit assez son projet : au-delà de la facilité du constat premier, il « cherche, dit l’avant-propos, à contribuer à l’intelligence des sociétés politiques dans le monde où nous vivons ». On conviendra que c’est de cela qu’on a besoin, plus que d’anathèmes. Et l’on se réjouira, au terme de la lecture toujours stimulante d’un livre qui sait gratter où ça fait mal, il cite Paul Valéry. Mais oui, notre défunt académicien qu’on ne s’attendait pas à retrouver en cette compagnie. Lefort écrit en conclusion de son livre : « A la quiétude des libéraux qui voient dans la mondialisation le développement combiné du marché et de la démocratie, il semble bon d’opposer le jugement que formulait Paul Valéry au lendemain de la Première Guerre mondiale : « Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonances dans une enceinte fermée. Les effets des effets qui étaient autrefois insensibles ou négligeables relativement à la durée d’une vie humaine et à l’aire d’action d’un pouvoir humain, se font sentir presque instantanément à toute distance.» » Claude Lefort ajoute : « Valéry, il est vrai, ne concevait qu’un désordre croissant, il n’imaginait pas de nouveaux modèles de domination à vocation universelle. Nous avons fait des progrès dans la conscience de l’imprévisible. »

Oui, mais un imprévisible sur lequel on peut avoir prise. Cela se vit à Seattle, où les tenants de la « fin de l’histoire » avaient, avant que s’ouvre la conférence, paru croire que tout était joué d’avance. Et si l’on appelait cela le début de l’histoire ?

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