Entretien avec Gladys Marin
Aux élections parlementaires de décembre 1997, les 7,5 % des suffrages obtenus par le PC et ses alliés avaient créé la surprise, Gladys Marin frôlait les 16 % des suffrages à Santiago. Avec une situation économique en rapide détérioration et la polarisation politique provoquée par l’arrestation de Pinochet en octobre1998, le candidat de la Concertation (2) Ricardo Lagos : qui disposait il y a quelques mois d’un confortable avantage sur le candidat de la droite, Joaquín Lavín : se trouve aujourd’hui talonné par celui-ci. Un second tour pourrait donc avoir lieu et, dans ces circonstances, les voix recueillies par Gladys Marin seraient décisives.
Quel rôle joue votre candidature dans la reconstruction de la gauche chilienne ?
Gladys Marin : Un rôle très important. Le plus grand moment de la gauche chilienne fut atteint avec la victoire du président Allende en 1970. Avec le coup d’Etat, elle reçut une attaque brutale destinée à la faire disparaître de la société chilienne. Et les dix ans de gouvernement de la Concertation démontrent la volonté de celle-ci d’exclure la gauche révolutionnaire, transformatrice. Il est clair, aujourd’hui, que la période dite de « transition démocratique » fait partie de l’accord existant entre la Concertation et le pinochétisme. Mais, malgré ce climat hostile, de persécution culturelle et idéologique, d’absence d’espaces pour la participation du mouvement syndical et étudiant, la gauche conséquente a joué un rôle de premier plan dans la reconstruction du mouvement social. Ma candidature, notre programme, la manière dont nous participons au processus électoral sont un facteur qui contribue à l’effort pour la reconstruction d’une force de gauche influente dans le pays. Il est dorénavant à peu près certain que nous serons la troisième force électorale, et, cela, malgré l’absence de moyens et malgré les obstacles posés par la loi électorale existante.
Certaines forces à l’intérieur de la Concertation s’auto-désignent aussi comme étant de gauche. D’autre part, la possibilité d’un deuxième tour est de plus en plus évidente. Qu’en pensez-vous ?
Gladys Marin : C’est le plus probable. Le journal conservateur, El Mercurio, ne cessait depuis un moment de dire qu’il y avait seulement deux candidatures importantes : Lagos et Lavín. Maintenant il doit admettre l’entrée en lice d’une candidature « déstabilisante » : la mienne. Mais nous ne représentons pas toute la gauche. D’autres alternatives existent : les écologistes, les humanistes. Nous parlons de gauche conséquente, parce que nous parlons de transformation de la société capitaliste dans une perspective socialiste. Qualifier de gauche certains secteurs de la Concertation est autre chose. Ce sont eux-mêmes qui se renient comme force de gauche. On ne peut pas être de gauche et, en même temps, soutenir le système capitaliste néo-libéral, le perfectionner. C’est cela qui a été fait par les gouvernements successifs de la Concertation, malgré les protestations que certains secteurs de la base socialiste ont pu faire contre cette politique. Même à l’intérieur du PS : je crois que la même chose a eu lieu en Europe : des voix sont allées jusqu’à proposer « d’humaniser » le capitalisme. Non, être de gauche aujourd’hui passe par l’adoption de positions résolument anti-néolibérales. Il y a, au Chili, une proposition de droite : maintenir ce système-là, en lui faisant quelques retouches, pour le rendre un petit peu plus acceptable. Une politique de centre, où convergent les secteurs de centre-droit et de centre-gauche, que représente la Concertation. Et il y a la gauche que je représente, qui proclame sa volonté de s’entendre avec d’autres forces anti-néolibérales, dans le but de constituer une force qui puisse avoir plus d’influence, qui puisse peser sur l’avenir du pays.Parler de deuxième tour implique travailler, redoubler d’effort aujourd’hui. Le reste, nous l’analyserons le moment venu. Aujourd’hui, nous voulons préserver notre indépendance et, en ce moment, nous pouvons dire que nous ne voterons pas pour Lagos.
Avec la proximité des élections, la Concertation recommence à parler de dépenses à caractère social : santé, éducation. Ils parlent même d’en finir avec les enclaves autoritaires existantes, quelle crédibilité peuvent-ils avoir ?
Gladys Marin : Ils ont eu dix ans pour mettre en pratique toutes ces bonnes intentions et ils ne l’ont pas fait. C’est vrai, d’un autre côté, que le processus de prise de conscience chez les gens est compliqué, ce n’est pas automatique. Mais des sujets tels que l’inégalité sociale, la disparité dans la distributions des revenus et maintenant le chômage, sont des sujets prioritaires chez les gens.Ce gouvernement, suivant une voie néo-libérale, a continué et a accentué les privatisations. Ils ont fait le contraire de ce qu’ils avaient promis. Plus encore, l’actuel programme de Lagos est un pas en arrière par rapport au premier programme de la Concertation (1990) sur des thèmes tels que les droits de l’Homme, l’abrogation de la constitution, etc. Lagos affirme, quant à lui, que Pinochet doit rentrer au Chili et, dans ses discours, il dit que « nous cherchons seulement à savoir la vérité », en proposant que, si on ne trouve pas les disparus, il faudra se contenter de couronnes lancées à la mer… Puis, devant le scandale que provoquèrent ses déclarations, il ajouta : « Nous voulons la vérité et la justice, mais si cela n’était pas possible, nous nous contenterions avec des restes des corps… » Ils’avère que, sur cette question des droits de l’Homme, il est, dans certains aspects, plus en arrière que Lavín. Lagos donna son aval à un éventuel accord au sujet des disparus, même si cet accord se faisait sur le dos et sans la participation des associations des parents de disparus, « tout dépend de l’accord », dit-il. Lavín, de son côté, refusa : « Non, je ne serai pas d’accord, parce que tout accord à ce sujet doit compter avec l’indispensable participation des associations des parents de disparus… »
Mais Lavín, c’est l’expression même du cynisme et de l’hypocrisie en politique…
Gladys Marin : Lavín est un pure produit du pinochétisme. Pour cela, est grave l’échec du gouvernement de la Concertation. Il n’a pas été capable d’empêcher, au terme de ces dix ans, le retour de la droite revancharde. Ils se sont vantés de refuser notre soutien, méprisant nos propositions. La Concertation n’est plus en mesure de barrer toute seule la route à la droite. Ils ont gouverné dans le cadre d’un consensus général avec elle et ils ont sous-estimé un facteur important de la lutte contre la dictature : la mobilisation populaire. Ils ont avalé tranquillement l’histoire néo-libérale sur la « modernité » en politique, cette idée que, dorénavant, il n’y aurait plus besoin des gens, parce que la politique on l’a fait maintenant à la TV. Aujourd’hui, ils appellent à « voter utile », ils nous demandent de porter nos voix sur leur candidat.
La fin du mandat du président Frei coïncide avec la pire crise économique depuis les années 80. Le chômage a augmenté et les soupes populaires font leur réapparition. Cela a jeté par terre le mythe du miracle du « jaguar » chilien et on assiste à une très vigoureuse réactivation du mouvement syndical.
Gladys Marin : Notre candidature coïncide avec le tournant qu’a pris le mouvement syndical. Il y a beaucoup de travailleurs qui recommencent à participer et à s’affilier à la CUT (3), qui a un pouvoir de mobilisation de plus en plus important. La CUT propose une plate-forme revendicative qui a un caractère national. Il ne s’agit pas seulement de thèmes tels que le chômage et les salaires, mais elle prend en considération des problèmes politiques, la demande de démocratisation de la vie publique, des droits de l’Homme. C’est une tradition du syndicalisme chilien que de participer activement à la politique. D’un autre côté, le PC est bien vivant. Il se reconstruit sans renoncer à ses principes. A la fin du XXe siècle, nous constatons que la raison d’être d’un parti communiste est toujours en vigueur. Et nous parlons plus haut que jamais de socialisme. Le PC est une force reconnue, malgré l’anticommunisme ambiant. Notre tâche a été de garantir dans notre pays l’existence d’un parti communiste au service de notre peuple, en préservant son ancrage à gauche et la continuité de sa force révolutionnaire.
Si nous avions : en suivant le malheureux exemple d’autres partis qui ont adopté la « mode » social-démocrate : renoncé à réaliser les transformations révolutionnaires, avec quelle force pourraient compter aujourd’hui les pauvres et tous ceux qui souffrent les conséquences du militarisme et le néo-libéralisme de la Concertation ? Si nous nous étions rénovés (4), en nous tournant vers la droite, vers le capitalisme, quel espoir resterait-il dans la possibilité d’un changement ? Nous aurons dans notre pays à nouveau l’influence que nous avons eu et la prochaine élection présidentielle permettra de le démontrer. n
1. L’élection présidentielle doit avoir lieu le 12 décembre prochain. Les candidats officiels sont : Gladys Marin (PC, socialistes de gauche, chrétiens de gauche) ; Sara Larrain, écologiste ; Ricardo Lagos, soutenu par tous les partis de la Concertation ; Joaquin Lavín, candidat des partis de droite, Renovacion Nacional et UDI ; Arturo Frei Bolivar, pinochétiste, soutenu par une fraction de l’UDI et Tomas Hirsch, du Parti humaniste.
2. « Concertation des partis pour la démocratie », à l’origine, coalition des partisans du « Non » au maintien au pouvoir de Pinochet à l’occasion du plébiscite en 1988. Composée du Parti démocrate-chrétien, du Parti socialiste, du Parti pour la démocratie et du Parti radical-social-démocrate. Patricio Aylwin, démocrate-chrétien, fut élu président de la République pour la période 1990-1994. L’actuel président Eduardo Frei (1994-2000) est aussi démocrate-chrétien.
3. CUT : Centrale unitaire des travailleurs, centrale nationale dont les récentes élections de 1998 confirmèrent la prépondérance du PC au niveau syndical.
4. Rénové : nom donné aux « repentis » ayant un passé révolutionnaire, cooptés par les partis du système et qui, maintenant, abondent dans l’administration de l’Etat, les entreprises publiques ou privées.
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