Une fois n’est pas coutume, cette chronique, habituellement assez critique sur le rôle des médias dans notre société, souligne leur pouvoir d’interpellation. « Planète », chaîne câblée spécialisée dans le documentaire, a diffusé un reportage assez instructif sur la façon dont les musulmans subissent, en France, certaines discriminations. Celui-ci a été réalisé par des journalistes de la BBC, dont la qualité et l’indépendance sont souvent cités comme exemple pour la profession. Ce documentaire a été réalisé peu après ce qui a été appelé « l’affaire Kalkhal », du nom du jeune homme, auteur de plusieurs des attentats commis en France à cette époque et revendiqués « au nom de l’Islam ».
De façon très crue et très directe, et sans aucune concession à l’intégrisme islamique et aux actions criminelles qui sont perpétrées par cette mouvance, les journalistes britanniques montrent les difficultés systématiquement éprouvées par les musulmans français ou étrangers résidant en France. Le catalogue de ce qu’il faudra bien se résoudre à appeler une véritable discrimination, est épais et bien fourni. Une scène en particulier retient l’attention. Le caractère scandaleux, le mot est faible, de ce que l’on y voit, laisse le spectateur pantois.
Un jeune couple musulman vient demander des conseils à un libraire, qui, apparemment, tient permanence pour les cas de ce genre. La femme, française, se plaint de sa carte nationale d’identité. Quelque chose cloche et lui fait souci. Il y a là une situation dont elle aimerait bien se sortir, et c’est pour cela qu’elle est venue demander conseil. Elle tend sa carte d’identité et la caméra fait un gros plan. L’image s’arrête et l’on distingue bien la photo, le nom, le prénom, la taille, qui sont les données habituelles du genre. Mais à la ligne « signes particuliers » (où habituellement on lit « néant »), on peut voir écrit, en toutes lettres imprimées : « musulman très pratiquant ».
Cette mention fait remonter instantanément à la surface de la mémoire, un flot d’images et de mauvais, très mauvais, souvenirs. Le regard se brouille et l’on croit lire tour à tour tout ce que les pratiques administratives discriminantes savent déposer sur les documents d’identité afin de piéger, le moment venu, leurs titulaires. Bien au delà des clivages habituels, ce « musulman très pratiquant » sonne comme la mention « juif » apposée en d’autres temps. Elle obéit à la même logique, qui consiste à séparer pour mieux désigner et, pourquoi pas, saisir. Les bras vous en tombent.
Nous sommes en France, souvent fiers de notre république, qui parfois donne encore des leçons au monde entier. Cette jeune femme, là devant l’écran, impuissante devant le sort qui lui est fait, concentre en une seconde toute la honte que nous pouvons éprouver devant cette insulte à tous nos principes fondamentaux. Et puis, le premier moment d’émotion passé, on se dit que ce n’est pas possible, que ce n’est pas légal. La carte d’identité en question, ce qui nous est montré en tout cas comme tel, est pourtant bien là, sous nos yeux, avec cette mention infamante, non pas que parce que « musulman », ou « juif », ou n’importe quoi d’autre de privé, serait en soi infamant, bien sûr, mais parce que cette désignation montre du doigt une faille révélatrice de la gangrène de notre système.
Le journaliste n’indique pas dans quelle préfecture cette carte a été confectionnée, ni quel chef de bureau a signé cette acte infâme. On espère de tout coeur que le jeune couple a donné suite, ou a porté l’affaire devant la juridiction compétente. On n’imagine pas une seconde qu’un juge ne casse pas cette décision de considérer qu’une appartenance religieuse privée est devenue un « signe particulier » objectif. On n’imagine pas qu’un préfet ait maintenu sa délégation à cet employé si zélé dans la discrimination et qu’il n’y ait pas eu une enquête interne suivie de sanctions. Restons optimiste et imaginons que tout cela n’a été qu’une exception, un mauvais cauchemar local, et que le préjudice a été réparé. Mais si cela n’était pas le cas, il serait temps de se réveiller : cette « petite » affaire administrative locale nous menace tous, car elle atteint les fondements des principes qui font la France. Et, en l’occurrence, merci à la BBC.
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