Entretien avec Lester Thurow
Voir aussi Le petit Thurow en quatre idées A quoi rêvent les libéraux améri-cains ? Allonger l’âge de la retraite, par exemple, parce que les « personnes âgées coûtent trop cher ». Le libéralisme, comme si vous y étiez, avec le professeur Lester Thurow, doyen de la faculté d’économie au prestigieux Institut technique de Massachusetts, l’un des dix économistes les plus renommés des Etats-Unis, expert de l’Asie, gourou du Futur du capitalisme et lui-même baby-boomer, membre du Parti démocrate, conseiller de Clinton. Sera-t-il nobellisé, comme il en est question dans les salons de Washington ? Entretien.
Vous affirmiez voici quelques mois que le triomphalisme économique aux Etats-Unis empêche ses dirigeants de cerner les risques qu’affronte l’économie américaine. Les Etats-Unis se présentent à l’intérieur et sur la scène internationale comme invulnérables aux mouvements des crises financières et ne craignant plus ni la crise asiatique ni la crise latino-américaine.
Lester Thurow : L’Amérique n’est concernée que par la crise latente du Japon. C’est la seule qui la hante, car il s’agit d’une crise cruciale. Le Japon représente 18 % du PNB mondial, donc la seconde économie mondiale et peut faire sombrer l’Amérique. La taille de l’économie japonaise est équivalente à tous les PNB des pays du tiers-monde réunis, j’entends par là l’Amérique du Sud, l’Afrique, la Chine, la Russie avec la CEI et le Sud-Est asiatique. C’est un poids énorme même si le Japon a une croissance économique nulle depuis maintenant dix ans. En arrivant à l’an 2000, leur PIB sera pratiquement le même qu’en 1990. Bien sûr, en ce moment, l’économie américaine est devenue la locomotive mondiale. Mais comme l’affirmait l’ex-Secrétaire du Trésor, « Nous sommes les premiers, les derniers et l’unique marché d’exportation. » Tout le monde aujourd’hui sur la planète dépend des exportations vers les USA. L’Europe aussi, évidemment, puisque l’Europe ressemble beaucoup au Japon. Les Etats-Unis peuvent donner un coup de pouce au Brésil, prêter aux Russes, mais n’auront pas les moyens de faire face à une crise japonaise. Le Japon est le dernier Etat ethniquement homogène, où même les Japonais qui ont vécu à l’extérieur ne peuvent plus réintégrer le pays. C’est une société enkylosée, fermée, qui ne laisse aucun accès au dynamisme venu d’ailleurs. Il lui faut davantage qu’une simple volonté de changement, de politique de prêts et d’aide économique pour se récupérer. Ajoutez à cela qu’en 2015 le troisième âge japonais représentera 26 % de sa population.
Le troisième âge est devenu, pour vous et en Amérique du Nord, une nouvelle croisade. Depuis les publications et les crèmes anti-âge, jusqu’aux activités frivoles pour personnes âgées, en passant par la bataille des retraites et de l’accroissement du temps de travail, jamais les personnes âgées n’ont provoqué une telle hantise. Pourquoi ?
Lester Thurow : Parce que le troisième âge constitue une véritable menace pour la démocratie. L’arrivée à la retraite des baby-boomers va irrémédiablement marquer la politique, les institutions publiques, la psychologie des masses, les marchés. Dans moins de 25 ans, le monde aura pris un coup de vieux, nous serons la première société de la planète à avoir une majorité d’électeurs âgés de plus de 65 ans. Cela provoque évidemment de grands changements. Jusqu’à présent l’histoire du monde était dominée par les jeunes, mais cela ne sera plus le cas en Europe ni aux Etats-Unis dans deux décennies. En 1970, aux Etats-Unis, le pourcentage des personnes âgées vivant sous le seuil de pauvreté était plus élevé que pour tout autre segment de la population ; aujourd’hui cette tendance est totalement inverse. Les vieux sont plus riches que le reste de la population. Ce sont les nouveaux consommateurs vers lesquels tous les marchés se sont tournés : automobile, médecine, voyages, assurance, alimentation, Internet.
Ils rapportent donc plus qu’ils ne coûtent ?
Lester Thurow : Certainement pas aux Etats-Unis. Les personnes âgées mettent en danger le système public de bien-être social, l’Etat du Welfare. L’énormité des sommes que nous donnons au troisième âge augmente de jour en jour et ronge le budget des autres politiques gouvernementales. Plus de 60 % du budget de Clinton est destiné aux personnes de plus de 65 ans. En 2003, cela représentera 75 % du total des recettes fiscales et ce sera 100 % en 2013 si les lois ne changent pas. Ces sommes sont astronomiques. Et cela va s’aggraver car le nombre des personnes âgées augmente chaque année.
N’est-ce pas outrancier qu’une société jette ses « vieux » ?
Lester Thurow : Le fait de dépenser les deniers publics en faveur du troisième âge ne relève pas de l’équité ou de la moralité. L’unique solution pour que nos sociétés développées résistent, c’est qu’elles acceptent d’allonger l’âge de la retraite et celle des cotisations. Les vieux ne peuvent plus laisser leur travail à 65 ans. Ils doivent travailler plus longtemps. La société doit faire le même calcul qu’une entreprise : est-ce que je peux octroyer deux semaines ou quatre semaines de congés payés aux employés ? Si j’ai une entreprise prospère, je peux les faire bénéficier de quatre semaines ; si mon affaire est mal en point, ce sera seulement deux semaines pour tout le monde. Finalement, la retraite à la fin d’une vie, c’est des vacances. La société doit calculer si elle a les moyens de payer 15, 20 et 25 années de vacances à un secteur social. En 1883, quand l’espérance de vie en Prusse était de 46 ans, Bismarck établit à 65 ans l’âge de la retraite. Comme si aujourd’hui le gouvernement français promettait les pensions aux personnes de plus de 95 ans ! Cela peut en choquer plus d’un mais les chiffres ne mentent pas : nos pays ne peuvent actuellement plus se payer le luxe de financer 30 ans de vacances à leurs employés à la fin de leur vie.
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