Entretien avec Wolfgang Fritz Haug
Voir aussi Pourquoi un dictionnaire ? L’effondrement du communisme rouvre de grandes questions théoriques. Une lecture fondamentale du processus de mondialisation en cours. Une réflexion au coeur du Dictionnaire historico-critique du marxisme, vaste entreprise destinée à cerner les nouvelles dynamiques sociales et reprendre l’initiative politique et humaine. Critique, le marxisme est vivant.
Que signifie l’oeuvre à laquelle vous avez beaucoup travaillé et dont vous êtes l’initiateur, le Dictionnaire historico-critique du marxisme?
Wolfgang Fritz Haug : La rupture historique des années 1989-1991, la fin du monde bipolaire Est-Ouest ont mis en danger tout un univers de pensées et de pratiques critiques issues des luttes sociales de ce siècle. Aussi il s’agit à la fois de sauver les trésors enfouis sous les ruines et d’autocritiquer les énormes fautes commises dans cette histoire, pour se préparer à l’avenir. C’est la fonction du Dictionnaire historico-critique du marxisme.
Vous organisez aussi chaque année une conférence internationale de l’Institut de Berlin pour la théorie critique (INKRIT). Comment travaillez-vous ?
W.F.H. : Actuellement, il y a environ un millier de spécialistes venant surtout d’Europe naturellement, mais aussi d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud, un peu d’Asie, et très peu d’Afrique, avec lesquels sont organisées régulièrement des conférences internationales sur des problèmes de théorie et de pratique, en relation avec ce projet d’une critique historique du marxisme et de renouveau. Un atelier se tient à l’Université de Berlin, où les textes sont discutés mais la plupart des débats se font par Internet qui rend cela possible par un échange quasi perpétuel de textes, d’informations. Un projet de mondialisation, comme disait Henri Lefebvre du marxisme, trouve dans cette technologie son dispositif idéal.
Pourtant les forces libérales ont engagé les premières, semble-t-il, une mobilisation intellectuelle considérable sur cet enjeu ?
W.F.H. : Absolument. Quand Reagan disait : l’avenir, c’est un nouveau siècle des entrepreneurs, j’ai rigolé au début, et puis j’ai vite compris que derrière ce vieux comédien, il y avait des forces conceptuelles capitalistes d’une formation très rude et très concrète. Mais la gauche a dormi, et c’est la raison, à mon avis, de la défaite historique du projet de Lénine. Ce projet a été assez fort, bien que sous des formes despotiques et avec des pertes énormes, pour industrialiser un pays arriéré. Mais il n’a pu aller plus avant parce que le mode politique de contrôle de ce processus était incompatible avec l’ordinateur, avec la nouvelle place du salarié dans l’entreprise et la société. On ne peut pas programmer un programmateur de la même façon qu’on contrôlait un ouvrier répétant un geste monotone sur une chaîne de montage.
Le régime policier n’était pas compatible avec cette nouvelle technologie flexible, multiforme, avec une place du travailleur tout à fait différente : maintenant il est lui-même le contrôleur, il doit anticiper, il doit optimer, maximiser, etc. Il a des fonctions qu’on croyait autrefois réservées aux supérieurs.
En Union soviétique jusqu’à la fin, on les a gardées le plus haut possible. Tandis que dans l’Ouest capitaliste, on a descendu le plus possible de décisions, le plus bas possible: on a découvert que c’était beaucoup plus rentable ! Cela mène aux raisons complexes pour lesquelles l’Union soviétique a disparu : ils n’ont pas cru à Marx, ils ont cru que la violence, le contrôle, l’administration, les militaires, c’était tout. Ils n’ont pas compris qu’il y avait un bloc historique unissant toutes les forces sociales à partir des modes de production, comme l’a analysé Gramsci.
Quelles en ont été les conséquences pour le marxisme?
W.F.H. : Le marxisme allemand a été atteint par la division de l’Allemagne et par le contrôle soviétique sur tout le secteur qu’ils appelaient idéologique. Ce contrôle a eu un effet terrible et il l’a toujours : dans l’Est de l’Allemagne, il y a beaucoup plus de résistance au marxisme chez les uns et chez les autres, avec un bon sens marxiste-léniniste presque sédimenté, qu’on n’arrive pas à intéresser, à réouvrir aux interrogations. J’essaye de faire comprendre qu’il faut apprendre l’ABC de la politique en étudiant Gramsci. Qu’avec les manuels du marxisme-léninisme d’autrefois, soviétiques, on ne pouvait comprendre comment les luttes de classes jouent en politique car elles en étaient manifestement absentes. Pour le Dictionnaire historique et critique du marxisme, les sources les plus importantes, au-delà des sources classiques, viennent de France.
Le marxisme français me semble plus évolué. Bien sûr, la tradition allemande a toujours eu quelques lignes dissidentes, occultées en leur temps, principalement la ligne théorique de Bertolt Brecht, plus connu comme poète et écrivain, mais qui a laissé des centaines et des centaines de petits textes théoriques parmi les plus importants, les plus riches de toutes les traditions marxistes de ce bloc social. Cela aussi existe. Mais ce qui n’existe pas, c’est un réseau stable de débats, d’expériences, de standards, de critères, etc. Et ce que la RDA a laissé sur le plan philosophique, est presque toujours plus riche et plus utilisable quand la distance vers le politique, vers Marx est plus grande. Plus on approche Marx, plus c’est contrôlé et infertile.
Cela interroge directement le statut de la réflexion théorique par rapport au politique.
W.F.H. : La tâche de la théorie est tout à fait différente de la tâche de la politique, ce qui souvent n’a pas été compris car il y a eu de grands intellectuels politiques, comme Marx et Lénine. Aussi a-t-on cru que les leaders étaient toujours les plus grands théoriciens. Mais il s’agit d’une exception qui occulte la relation entre théorie et politique dans la réalité.
Par exemple, Marx théoricien vivait en grand désaccord avec les partis ouvriers de son temps, en particulier avec le parti allemand. Marx a même écrit aux dirigeants du parti allemand qu’il se pourrait que la théorie : il parle de lui-même comme de la théorie :, doive divorcer publiquement de ce parti. Cela révèle une crise de relation entre le grand théoricien et les dirigeants politiques allemands. Cet épisode illustre clairement que la réflexion radicale et la politique pratique de chaque jour font leur tâche à des niveaux tellement différents et distants qu’il y a un long chemin de l’un à l’autre. En fait, Marx théoricien a eu peu d’influence sur la politique et très souvent l’influence n’apparaît qu’une génération après. Il y a des visions, des intuitions théoriques qui sont très bien travaillées et qui montrent un chemin que la politique ne croit pas possible ou que la politique ne croit pas nécessaire de choisir. Et puis, une ou deux générations plus tard, on se rend compte que la théorie avait raison; l’exemple le plus fameux étant la critique de Rosa Luxembourg à la politique léninienne.
Elle disait : « si vous étouffez la discussion publique, plurielle, vous allez étouffer vous-même, vous allez couper les racines de votre pouvoir, à la longue. » Quand on a essayé de démocratiser la société qui était née de cette grande révolution, on a vu effectivement qu’elle n’avait pas de racines. Très souvent la relation entre théorie et politique s’établit à longue distance.
Comment se manifeste cette distance aujourd’hui?
W.F.H. : Il s’agit maintenant de l’analyse des changements de fond du mode de production, du changement des modes de représentation politique, d’organisation du pouvoir, du concept de classe, il s’agit de réviser tout un univers de formes reçues, de formes connues, habituelles… Les débats sur cette nécessité se déroulent depuis une génération, trente ans, peut-être. Autour des syndicats par exemple. Les syndicats, en Allemagne au moins, n’ont jamais rien accepté de ces analyses, n’ont pas changé ; la réalité a changé et les syndicats ont perdu leur pouvoir jour après jour. Ils sont dans une crise très profonde. Et maintenant désespérément, ils essaient de rattraper l’histoire. Mais de nouveau, ils la rattrapent d’une façon très problématique. Par exemple, aujourd’hui, dans cette crise affreuse créée par les progrès technologiques qui créent un « chômage technologique », au lieu de s’orienter vers une réorganisation radicale de la place du travail dans la société, en Allemagne les syndicats commencent maintenant à dire : « le travail n’est pas tellement important dans la vie, il faut s’accommoder à la perspective du travail précaire, ou pour seulement une partie de sa vie ! » Donc théorie et politique sont à nouveau à grande distance.
Pourtant dès que l’automation dans l’industrie a commencé, dans les années 60, on avait déjà des congrès sur la réorganisation du travail, les conséquences sociales complexes, les nouvelles formes de luttes, de représentation et d’organisation. Cela montre que la relation entre théorie et politique est très problématique. Il ne faut certes pas attendre de l’analyse théorique des préceptes politiques immédiatement applicables. Mais il faudrait peut-être du côté de la politique pratique un effort beaucoup plus grand pour tirer les conséquences des prévisions théoriques, peut-être trop générales et trop abstraites, pour les médiatiser selon les nécessités pratiques.
Pour autant, le rôle de la théorie n’a pas diminué. Au fond, nous vivons aujourd’hui dans une nouvelle ignorance colossale, nous sommes un peuple distrait, absorbé par les chaînes télévisées, nous sommes distraits par des effets dont nous ne connaissons pas le mécanisme. Dans ces conditions, un nouvel effort pour se rendre compte où vont les choses, quelles sont les dynamiques du social aujourd’hui, serait nécessaire pour ne pas perdre toute initiative politique et humaine.
Quels sont ces changements fondamentaux dans le processus de production auquels vous faites référence?
W.F.H. : Je crois qu’il y a une vraie transition d’un mode de production à un autre mode de production. Mais ce terme peut désigner deux choses. Quelquefois, on l’utilise pour dire le capitalisme est un mode de production, et Marx lui-même le fait. D’autres fois, Marx écrit que la manufacture est un mode de production dans le capitalisme et que la grande industrie est un autre mode de production. Je préfère cette seconde acception. Dans ce cas, le terme mode de production est fondamental : il s’agit de l’unité vivante des forces productives et des rapports de production, de la dialectique entre les deux, et aussi de la façon vécue et dynamique de cette relation. Cela précisé, je crois qu’il faut aujourd’hui une attention comme celle que Gramsci a développée dans les années 20 et 30 autour du fordisme dont il a tiré les conséquences et analysé l’apogée. Ou au moins des paramètres importants de ce processus. Aujourd’hui, il s’agit d’analyser le post-fordisme : tous ces thèmes qui nous occupent tellement comme globalisation, néo-libéralisme, etc., sont des formes d’apparence de cette transition.
Au fond il s’agit d’une transition du mode de production, une transition qui n’est pas à venir, mais un processus en cours. C’est extrêmement important. S’il est vrai que le néo-libéralisme est la forme de gestion de cette transition, que globalisation est le nom de ce projet néo-libéral de créer, d’aider la gestion de cette transition, alors cela n’a aucun sens de lutter contre la globalisation ! C’est comme un chien qui hurle à la lune.
Pour un marxiste, le problème devrait se poser à partir des modes de production et non à partir des formations politiques, le politique vient après. Pas besoin d’être léniniste orthodoxe pour comprendre que le politique est l’expression de ce qui se passe au niveau du mode de production. Donc si on veut lutter contre la politique néo-libérale, il faut comprendre que l’enjeu est la forme dans laquelle le nouveau mode de production est façonné : c’est une lutte autour du nouveau mode. Mais pas contre. Ses forces productives sont globales, c’est-à-dire que tout le globe est enveloppé par ces forces dont le symbole est le réseau de communication basé sur satellite et combiné avec l’ordinateur, créant pour la première fois une infrastructure technologique pour la mondialisation et aussi pour l’auto-constitution de ce qu’on appelle l’humanité, sans qu’elle n’ait jamais existé mais qui à présent pourrait se constituer. Dans les forces productives mêmes, il y a cet élément de mondialisation et cela n’a donc aucun sens à mon avis de lutter contre les nécessités de réaliser le politique au niveau global. Mais il faut absolument faire front contre la façon néo-libérale d’organiser cette politique.
La gauche a toujours défendu les positions fordistes qui étaient aussi des positions nationales car l’agent majeur du fordisme était l’Etat-nation, organisateur du compromis entre l’industrie et la force de travail. Dans la mesure où la gauche continue à défendre cette vieille position, triomphante pendant toute une époque, elle est en train de perdre partout et elle perdra jusqu’à la fin dans cette voie. Si elle ne redécouvre pas ce que Marx a analysé, les racines de ces processus dans le mode de production, comment façonner, comment s’investir dans les luttes ? C’est aussi un exemple de la tâche de théorie et de la relation entre l’analyse théorique et le politique. Il est très difficile de faire comprendre que beaucoup d’habitudes ont perdu leur fonction. En politique, on ne peut pas rompre du jour au lendemain avec les traditions : il faut les transformer, c’est un travail dangereux car on peut toujours perdre des forces en changeant sa propre culture. Il faut une culture du changement qui puisse combiner continuité et innovations, intégrer quelquefois un nouveau encore inconnu, absolument nouveau.
*Professeur de philosophie à l’Université libre de Berlin.
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