COLLAGE

Constantin Cavafis (on écrivait naguère encore : Cavafy), Grec d’Alexandrie mort en 1933 à l’âge de soixante-dix ans, n’a laissé en tout et pour tout que cent cinquante-quatre poèmes « reconnus » et un peu plus d’une centaine retrouvés dans ses papiers après sa mort qu’il considérait comme inachevés, encore que certains d’entre eux semblent trembler de la même fragile beauté qu’il sut donner à tous ses textes, si brefs soient-ils. Comme s’il n’arrivait pas à se séparer par la publication de ses poèmes avant de les avoir aussi soigneusement polis que la mer le fait de galets qu’elle roule jusqu’à ce qu’on les lui enlève. Aussi a-t-il peu publié de son vivant, et le plus souvent sur des feuilles volantes, en une cinquantaine d’exemplaires, données à des amis. La poésie n’aurait pas pu le faire vivre. Après divers petits métiers, il fut un employé discret et efficace du service de l’irrigation dirigé par les Anglais. On parlait de lui dans des cercles restreints, quelques poèmes furent, avant sa mort, publiés en traductions françaises et italiennes. Il mourut d’un cancer du larynx.

Deux ans après sa mort, un collectif de poètes grecs publiait à Alexandrie la première édition complète de ses poèmes « avoués ». Des traductions parurent en revues ici et là. En France, Marguerite Yourcenar donnait en 1958 avec Constantin Dimaras une « Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction des Poèmes ». Long cheminement pour une poésie lentement mûrie. Depuis, comme pour rattraper le temps perdu, plus d’un traducteur, plus d’un écrivain a eu envie de se mesurer à « ces poèmes brefs, d’une fraîcheur intacte et d’accès direct » dont parle dans une précieuse préface le dernier de ces traducteurs-poètes, Dominique Grandmont (Gallimard, 1999). Mais il ajoute, comme pour expliquer tout à la fois la difficulté de l’entreprise et l’attrait du défi : « Des vers apparemment faciles, même si les implications, les sous-entendus, les à-côtés: une allusion, une simple date : sont là pour brouiller les pistes, pour dissimuler (tout en l’indiquant) combien chaque récit est étroitement autobiographique ». C’est avec la même sobriété, à mots tout ordinaires, que Cavafis évoque en deux vers la mort d’Eurion, jeune Grec qui vécut deux mille ans avant lui ou celle d’un prostitué d’aujourd’hui, aimé d’un autre, du même amour qu’il aima tant de garçons des bas quartiers d’Alexandrie. Du premier et des travaux que laissa, prétend-il, cet élève des philosophes et des rhéteurs les plus connus, il écrit : « Au moins cela lui survivra./Mais nous avons perdu le plus précieux : son visage,/Qui était comme une apparition d’Apollon ». Et du second, il évoque, sur son cercueil, les « belles fleurs blanches qui allaient si bien/à la beauté de son visage et à ses vingt deux ans », avant de dire le « poignard dans son coeur » que reçut celui qui venait de l’enterrer, lorsqu’il revint, pour son « gagne-pain », dans le café où ils se retrouvaient.

Justesse millimétrée du ton. « Il ne retient, dit encore Dominique Grandmont, qu’un ensemble de faits bruts, d’indices, dont il va régler minutieusement le dispositif en « tremblant sur chaque virgule », avec une vigilance de metteur en scène ». On ne s’étonnera pas qu’ils aient été nombreux, ceux qui travaillent sur les mots, à vouloir se mesurer à cette rigueur. Chacun, en fait, pour y chercher comme l’écho du tremblement de sa propre langue. Ainsi Marguerite Yourcenar (son livre, cité, réédité et mis à jour en 1978 dans la collection de poche Poésie-Gallimard est toujours disponible) a-t-elle traduit chacun de ces poèmes en courts blocs de prose qui en font comme des condensés romans embrassant une existence, un monde. Henri Deluy, dans une courte anthologie (édition Fourbis 1993) a tenté, autant que faire se pouvait, de « minéraliser » plus encore ces poèmes, de donner à ces fragments de vie si vite enfuis la frappe d’une médaille. Et, si l’on ne passe que pour mémoire (pour mémoire et pour le grain du papier, la netteté de la composition, propres à cette antique maison) sur l’édition de 1992 de « l’Imprimerie nationale », on dira que ceux qui ne le connaissent pas devront découvrir Cavafis dans la traduction de Dominique Grandmont parue il y a six mois chez Gallimard. Là, en effet, la raide tension du texte ne saurait empêcher, au contraire, qu’affleure la sensualité des amours volées à la mort. Cela n’est pas dit pour faire un classement, trier parmi les traducteurs, mais parce que, dit Grandmont, dans une courte « note sur la traduction » en fin de volume : « Quand on écrit, on sait bien qu’il ne s’agit pas de faire mieux qu’un autre, mais de chercher le sens de ce qu’on écrit, de chercher le sens de sa vie à travers ce qu’on écrit. »

Est-ce pour le même goût de l’économie dans l’expression qu’on ira voir l’exposition Chardin au Grand-Palais, à Paris, ce peintre des « petits moments de la vie » qui a tout dit de lui en posant sur une table les légumes et les viandes qui feront un repas de bonne bourgeoisie ? Il lui aura suffi pour cela de mettre de l’ordre dans le croisement des verticales et des diagonales, d’assourdir ses tons, d’accrocher un bref éclat de couleur, et il aura, comme le poète, mais avec ses moyens à lui, capturé l’insaisissable : la lumière d’un jour qu’on ne reverra plus. La mort au travail dans la splendeur de la vie. Proust, qui a souvent évoqué Chardin, fait dire à Elstir, ce peintre qu’il a créé, un peu à l’image de tous ceux qu’il aimait : « La dame un peu vulgaire qu’un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n’y a pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet. Tout le prix est dans les regards du peintre » (le Côté de Guermantes, chapitre II). Là est la peinture. Là la poésie.

On se croira loin de cette « blancheur » d’écriture avec le film de Nanni Moretti la Cosa qui sort ce mois-ci et fut tourné en 1989, dans quelques sections du Parti communiste italien alors que celui-ci s’apprêtait à changer de nom, la « cosa » (la chose) étant la dénomination provisoire qu’on avait trouvée pour désigner cette entité à venir. C’est un film de passion, apparemment livré brut. De réunion en réunion, des gens se lèvent devant leurs camarades pour donner leur avis. et brusquement, parce qu’ils savent bien que c’est un moment décisif de l’histoire de leur pays, mais aussi de la leur propre, c’est toute leur vie qui fait craquer les digues de la parole convenue. La caméra n’existe pas pour eux : ils ne jouent pas, ils s’engagent. C’est le mérite de Moretti d’avoir compris que l’enjeu pour tous était tel que la caméra pouvait témoigner sans s’immiscer, comme elle le fait le plus souvent. Mais c’est aussi parce que ces hommes et ces femmes communistes étaient entre eux (on l’entend à la sorte de pudeur qui s’exprime dans la véhémence) que ce jaillissement a pu se produire. Et c’est ici qu’on retrouve le « regard ». « Je ne l’ai pas fait [ce film] parce que j’étais poussé par un sens du devoir, mais parce que cela me faisait plaisir d’être là, physiquement, […] pour voir de mes propres yeux, avec ma propre caméra. » Partage de passion. Partage de regards. La Cosa est un document d’histoire, mais plus que cela : un film qui s’est construit dans un respect mutuel, celui du cinéaste pour ces gens qu’il a aimés, le temps d’une rencontre, celui de ces communistes pour le cinéaste venu vers eux.

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