Débat entre Michel Frodon et Marcel Martin
Au lendemain du Festival de Cannes et de son palmarès très discuté, Marcel Martin et Jean-Michel Frodon, critique de cinéma au journal le Monde, l’évoquaient autour d’une table. Retour sur les lieux.
Jean-Michel Frodon : … pour en venir au palmarès, il faut bien voir que la compétition officielle réunissait un échantillon particulièrement représentatif du cinéma d’auteur sur le plan mondial. Elle ne comportait ni des oeuvres extrêmement exigeantes : Sicilia ! des Straub était à « Un certain regard » : ni des oeuvres grand public : Haute Voltige de Jon Amiel était hors compétition. On avait donc en compétition tous les éléments d’un panoramique de ce qui est représentatif du grand cinéma ambitieux, grand cinéma d’auteur, y compris d’auteurs que je peux ne pas aimer, comme Greenaway. Rien de très aventureux, rien de très « populaire ».
Marcel Martin : C’est intéressant que le terme de film d’auteur arrive quasi unanimement dès qu’on parle de Cannes. ça n’a pas toujours été le cas, me semble-t-il.
J.-M. F. : C’est clair que le poids déterminant des critiques et des cinéphiles comme Gilles Jacob dans la définition du Festival a fait évoluer une certaine connaissance de valeurs longtemps minoritaires, mieux acceptées aujourd’hui que dans les années 60.
M. M. : Précisément, ce qui a surpris avec Rosetta des frères Dardenne, la Palme d’or, c’est qu’on a l’impression que ce n’est pas un « film de festival ». Par rapport à Angelopoulos, « palmé » l’an dernier, dont le film avait la stature, le prestige qu’on attend dans ce genre de compétition…
J.-M.F. : Il ne devrait pas y avoir de modèle type pour la Palme. En plus, il faut quand même dire que beaucoup n’ont pas vu Rosetta, qui passait le dernier jour. De surcroît, il s’est produit un effet de brouillage. Récompenser aussi massivement et Rosetta, et L’humanité, de Bruno Dumont, ça a sans doute produit un certain amalgame, qui a permis de parler de « petits films sociaux sinistres ». Or, ce sont deux films extraordinairement différents, emballés à leur corps défendant dans le même paquetage.
M.M. : ça veut dire que la situation des vrais films d’auteur est encore dangereuse à Cannes.
J.-M.F. : Oui, pour tout le monde. Pour ceux qui reçoivent des prix et pour ceux qui n’en reçoivent pas. Tant mieux. J’aime bien ce palmarès, j’ai adoré et défendu ces deux films, ils se sont fait attaquer alors qu’on leur aurait fichu la paix s’ils n’avaient pas été primés.
M.M. : On attendait Almodovar et son Tout sur ma mère.
J.-M.F. : Il me semble très sain qu’il n’y ait pas une espèce d’académisme du film d’auteur… On appuie sur le bouton parce que tout le monde attend Almodovar et on a Almodovar primé… Eh non…
M.M. : Pour en venir à la question du prix d’interprétation, qui a choqué parce qu’il a été attribué à des non-professionnels (pour L’humanité) et à une débutante (pour Rosetta), il faut s’attarder sur le terme : il ne s’agit pas de couronner le meilleur acteur, mais la meilleure interprétation d’un personnage.
J.-M.F. : D’accord, ce n’est pas un prix corporatiste, mais que signifie précisément « interprétation » ? Il ne suffit pas d’apparaître à l’écran. L’interprétation, c’est une forme d’élaboration, de travail symbolique. Quand on filme Farrebique (1), ou Nanouk (2), les paysans, les eskimos sont des êtres humains splendides, mais ils n’interprètent pas. L’interprétation est le domaine le plus mystérieux du cinéma. On a beaucoup réfléchi à la mise en scène, à la lumière, au montage, peu à l’interprétation, à ce mystère de l’incarnation, quand un corps devient porteur d’autre chose… Il n’est peut-être pas nécessaire d’élucider, mais c’est quand même un problème de donner ce prix à des gens qui ne sont pas dans cette logique d’un travail portant sur le symbolique.
M.M. : Parce que, dans les films récompensés, ces gens n’interprètent pas. Ils sont…
J.-M.F. : Les comédiens de L’humanité ne jouent pas leur histoire, non, ils jouent un rôle… Ils interprètent, bien sûr, ce n’est pas de la vidéo surveillance, mais en même temps, quand bien même d’ailleurs la comédienne a une présence physique extraordinaire, ce n’est pas un travail d’acteur : les comédiennes d’Oliveira ou de Girai sont bien plus passionnantes : il y a là une construction à l’aide des outils spécifiques aux acteurs. Ce prix d’interprétation n’est pas un scandale, mais il mérite discussion. On peut en tout cas supposer que primer massivement deux films français est une manière de saluer l’aire culturelle qui affiche le plus ses distances avec le modèle hollywoodien.
1. Farrebique ou les Quatre Saisons (1946), film documentaire de Georges Rouquier.
2. Nanouk l’Esquimau (1922), film documentaire de Robert Flaherty.
Laisser un commentaire