La banalisation des relations entre système politique et trafiquants de drogue en Colombie ne peut faire oublier la terreur dans laquelle vit la population et notamment les syndicalistes. Retour de l’enfer.
Manuel est mort. Deux balles dans la tête ont tout changé : à quarante ans à peine, Manuel Salvador Avila Ruiz, jusque hier syndicaliste et responsable de la sécurité du travail dans la plantation de palmes africaines de Bucarelia (Puerto Wilches), n’est plus que ce corps torturé puis abandonné à la charogne sur la « transversale » qui mène au lieu de travail des dizaines de muletiers et ouvriers de la palme. Comme un faire-part macabre, une déclaration de terreur : qu’on se le dise, les paramilitaires tiennent à nouveau les 22 000 hectares de palme de cet îlot de prospérité du nord-est du département du Santander.
A bien examiner l’endroit où le corps fut laissé, ces deux cartouches n’ont pas été percutées pour éliminer un gêneur mais pour tuer à bout portant le syndicalisme, les pâles reflets de solidarité sociale qui subsistaient à l’entour de cette industrie dont les bénéfices alimentent notamment les caisses de la famille proche du ministre de la Défense. Et cette terreur vient du Bolivar, au fur des victoires de l’armée régulière face à la guérilla guévariste de l’ELN, à mesure où l’ordre révolutionnaire disparaît pour céder la place au vide démocratique absolu, au terrorisme d’extrême droite des milices paramilitaires de Carlos Castagno.
La paix avec les insurgés, un équilibre précaire
En ce printemps 1999, la Colombie perd au Nord ce qu’elle semble recouvrer au Sud : la paix et la stabilité sociale par les vertus du dialogue avec les forces insurgées. Engagé depuis son élection de juillet 1998 dans un ambitieux programme de pacification et développement, le gouvernement du conservateur Andres Pastrana est effectivement parvenu à entamer des négociations de fond avec les forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, marxiste-léniniste), ce qu’aucun régime n’avait pu concrétiser en un demi-siècle de « violencia ». 42 000 kilomètres carré de territoire (l’équivalent de la Suisse), situés dans les départements sudistes du Caqueta et du Meta, ont pour ce faire été démilitarisés depuis octobre 1998.
Le président en personne rencontre Manuel Marulanda, chef historique des FARC, pour aborder au fond les réformes économiques, sociales et politiques qui devraient empêcher la sécession. Car cette guérilla contrôle désormais au moins un tiers du territoire, construit ses routes, gère des communautés agricoles entières, pourrait demain obtenir un accès portuaire au Pacifique. A deux doigts de capoter, ce processus de paix a été relancé de manière spectaculaire aux premiers jours de mai, sur initiative présidentielle, alors que les paramilitaires menaçaient d’y mettre un coup d’arrêt brutal sous un déluge de sang.
Pour une promesse gouvernementale de dialogue…
Le problème est double : d’abord, le gouvernement s’était refusé à ouvrir simultanément le dialogue avec, d’une part, l’indéniable puissance militaire des FARC : ce qui fut fait en priorité : et, d’autre part, avec la guérilla déliquescente de l’ELN, assiégée dans sa base historique de la Serrania de San Lucas (Bolivar, Nord du pays). Pour se faire entendre et arriver en ce début juin à une promesse gouvernementale de dialogue, l’ELN a alors multiplié les prises d’otages collectives, en détournant sur Simiti un avion Fokker de la compagnie Avianca (46 personnes) ou en mettant la main, fin mai, sur une centaine de paroissiens fréquentant l’une des églises de Cali.
Les deux fronts de dialogue avec la guérilla
Si ces deux fronts de dialogue avec la guérilla sont ouverts ou en passe de l’être, le gouvernement se refuse par contre à considérer le paramilitarisme (extrême droite) comme un mouvement idéologique avec lequel il conviendrait de négocier, et ne lui réserve que les tribunaux communs. Faits et chiffres lui donnent raison : issus dans un premier temps de la volonté des grands propriétaires terriens et industriels d’opposer à l’insurrection la loi de leurs propres armes, les paramilitaires sont devenus le paravent des exactions de l’armée.
De 1993 à 1998, la participation des groupes de guerilla dans les violations des droits de l’Homme est passée de 27,48 % à 17,59 %, laissant la part du lion aux agents de l’Etat et paramilitaires. Mais il y a plus significatif encore : officiellement, dans cette même période, la part des agents de l’Etat est tombée de 54,26 % à… 3,72 %, les paramilitaires passant de 17,91 % à… 78,69 % ! Or, nous avons vu, dans le Bolivar, l’armée fermer les yeux sur les exactions paramilitaires commises en pleine agglomération. Non seulement les mouvements de troupes, mais les campements paramilitaires échappent à la vigilance de l’armée régulière.
Dans le Santander, la population signale ce « miracle » : la levée régulière de tout barrage militaire dans les heures qui précèdent les massacres paramilitaires. Et nous avons recueilli le témoignage de paysans menacés par les gradés de l’armée : si vous ne coopérez pas pleinement avec nous, disent ces gradés, nous reviendrons cette nuit avec un autre uniforme… En clair, les milices ne bénéficient pas seulement de la sympathie d’éléments incontrôlés, mais du soutien actif d’agents doubles et probablement même de relais opérationnels.
Des villages qui cessent de vivre après 19 heures…
San Pablo, dans le Magdalena medio, est l’un de ces villages occupés traditionnellement par l’ELN, où l’armée a repris pied avant de donner l’assaut aux bases guévaristes. Ici, à l’automne, les insurgés utilisaient encore le jardin du presbytère pour bombarder à la roquette, par dessus l’église, le poste de police voisin. Mais l’armée est entrée et laisse désormais l’ordre public aux paramilitaires. Paysans, indépendants, patrons même, nous tiennent le même discours : si la guérilla parle, les paramilitaires, eux, ne parlent pas. Ils agissent.
Sous-entendu : ils tuent. Dans cette agglomération autrefois animée jusque tard dans la nuit au son de la salsa, les « paras » ont installé leur régime le 8 janvier. Ce jour là, dans l’une des salles de billard du centre, quatorze personnes ont été abattues sans distinction par un groupe cagoulé, armé jusqu’aux dents. « Ils » ont ensuite annoncé qu’il n’y aurait plus de meurtre dans le centre et ont, d’une certaine manière, tenu parole : depuis lors, un pick-up Chevrolet blanc, de modèle « Luv », procède aux enlèvements sélectifs. Sur base de listes de « sympathisants présumés de l’insurrection », la demi-douzaine d’hommes armés qui occupe ce pick-up procède aux enlèvements en début de soirée, gagne un lieu fixe de la périphérie et procède à l’abattage des suspects. Le lendemain matin, selon un scénario désormais bien établi, la mairie vient constater les décès et relève les corps. Depuis l’instauration de ce système, le village cesse concrètement de vivre dès 19 h 00.
Des gérants contraints de réveiller la sensibilité syndicale des salariés
L’absence de dialogue possible avec l’oppresseur : il n’y a pas d’autre terme, l’armée n’ayant pas comblé le vide du pouvoir par un régime qui soit sinon démocratique, du moins légitime : a des effets sociaux incommensurables : tout syndicaliste ou représentant d’ONG étant par nature suspect sans qu’il soit possible d’influer sur l’analyse fragmentaire élaborée par les paramilitaires, le peuple du Bolivar : et désormais du Santander : vit sous un joug absolu. Les rares médecins, auréolés à tort ou à raison d’une image progressiste, quittent la zone.
Il reste un homme de l’art pour 30 000 habitants, alors que les fronts de guerre civile poussent femmes et enfants par centaines vers les rives du fleuve Magdalena. Pris en étau entre guérilla et paramilitaires, qui tiennent respectivement campagnes et villes, plusieurs milliers de paysans de la ceinture de San Pablo n’avaient plus, en ce mois de mai, d’autre refuge que la forêt vierge. Laquelle est, elle, soumise aux bombardements de l’armée régulière. Dans les grandes exploitations agricoles du Santander, les syndicalistes sont à ce point tétanisés qu’il revient désormais aux… patrons d’organiser à l’aube, avant que les ouvriers ne quittent les écuries, les séances hebdomadaires d’éducation civique. Nous y avons vu des gérants contraints de réveiller la sensibilité syndicale des travailleurs, devenus apathiques par terreur.
Quand les paras investissent les champs de coca…
Ce nouveau prurit connaît au moins deux développements inquiétants : intervenant autrefois en appui simple des narcos, les paramilitaires sont eux-mêmes devenus, depuis 1997, producteurs et exportateurs de cocaïne, au point de convaincre le Congrès américain de considérer, depuis le 22 février 1999, le chef paramilitaire Carlos Castagno comme un « acteur majeur » du trafic. Quand les paras entrent dans le Bolivar et investissent les champs de coca de la ceinture de San Pablo, la coca ne disparaît pas : elle vire au vert-de-gris. A cet égard, le paramilitarisme relève bien de la criminalité commune, appuyée en Amérique du Nord par un troc aérien « armes contre cocaïne ». Les saisies des dernières semaines le confirment.
En contrepoint du processus de paix, le bruit des bottes
Ensuite, le paramilitarisme : ainsi que les généraux destitués pour avoir collaboré avec cette faction: bénéficient depuis mai d’un soutien ouvert de certains politiciens d’opposition, tel Uribe Velez, ancien gouverneur du département d’Antioquia. Eux souhaitent, tout comme les paramilitaires, que l’Etat cesse toute négociation avec la guérilla. A moins qu’ils ne souhaitent secrètement que les paramilitaires, malgré leur profil criminel, puissent également négocier avec le gouvernement. La Colombie n’a pas de tradition de coup d’Etat militaire, c’est exact. Mais serait-ce l’unique raison pour ne pas entendre, en contrepoint du processus de paix, les bruits de bottes qui résonnent au Nord ?
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