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Depuis cinq ans la société cubaine change… Les efforts couronnés de succès de Cuba pour gagner une place sur l’échiquier international ont contribué à modifier la stratégie américaine. Dans cet assouplissement de l’embargo par la Maison Blanche, les autorités cubaines voient cependant matière à pressions nouvelles. La modernisation de la société cubaine, sur fond de réformes, demeure problématique.
Nouvelle tentative d’agression », « attaque idéologique et politique qui cherche à tromper et à confondre le monde entier sans donner rien en échange » : devant la télévision cubaine, le jugement de Ricardo Alarcon, président de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire cubain, est sans appel. Dès l’annonce, début 1999, des mesures américaines dites d’assouplissement du blocus (autorisation ou augmentation, limitées, des visas, des vols aériens, des envois d’argent, des ventes d’aliments et d’intrants agricoles, rétablissement du courrier, renforcement de l’information), le gouvernement cubain les renvoie au mur. Cette initiative de l’administration Clinton, se présente comme la réponse à une série d’éléments émergeants sur le plan international et aux Etats-Unis.
Cuba gagne du terrain dans ses relations avec la communauté internationale. Non seulement le blocus est majoritairement rejeté par les pays membres de l’ONU mais Cuba devient un partenaire reconnu de la plupart des pays de l’hémisphère américain. L’Union européenne signe des accords de coopération. Depuis l’année dernière, Cuba figure comme observateur au sein des pays dits ACP, partenaires de l’Union européenne. C’est à Cuba que se tiendra le VIIIe Sommet ibero-américain de novembre 1999. La visite de Jean Paul II à La Havane est l’un des éléments de l’évolution de la stratégie étatsunienne. Les Etats-Unis considèrent en effet que le renouveau de la foi peut être un facteur d’organisation et de structuration de secteurs indépendants qu’ils comptent bien influencer, alors que l’Eglise cubaine demande des espaces d’expression et essaie de jouer un rôle dans l’évolution interne du pays tout en s’opposant au blocus.
Sur le plan intérieur américain, l’opposition croissante à l’embargo est de notoriété publique. Des prises de position diversement motivées affichent des points communs : la conviction du caractère inadapté de cette stratégie quand l’affrontement entre deux blocs n’existe plus, la conscience que Cuba n’est plus une menace, l’idée selon laquelle l’embargo devenu inefficace maintient l’emprise du régime révolutionnaire sur la société cubaine. L’opposition aux relations avec le gouvernement révolutionnaire tend à s’estomper.
Cuba, un enjeu économique pour les milieux d’affaires
Cuba reste un enjeu économique pour les milieux d’affaires. Comme le rappelle le Conseil économique et commercial Etats-Unis-Cuba, l’île est aussi grande que toutes les îles des Caraïbes réunies, où habite un tiers de la population de la région, et beaucoup d’entreprises américaines y voient un marché vierge à 90 miles des côtes américaines.
Un nombre croissant d’entre elles y envoient leurs représentants pour prospecter et rencontrer les autorités. Selon la Chambre de commerce des Etats-Unis, le nombre d’hommes d’affaires se rendant à Cuba a quadruplé depuis 1994 et une coalition politico-économique tente d’influencer le Congrès. Ces milieux d’affaires estiment entre 2 et 4 milliards de dollars le marché potentiel pour leurs exportations en biens et services. Pour eux, la levée du blocus ferait passer le nombre de touristes de 1,2 million à 10 millions et permettrait de créer des emplois aux Etats-Unis directement liés à ce secteur. Sans oublier les 300 millions de dollars envoyés chaque année par les Cubains émigrés à leurs familles. Or le blocus rend impossible tout commerce et tout accord de partenariat avec Cuba, bien que l’île ait introduit des réformes économiques qui ont permis la création de quelque 300 joints-ventures avec des partenaires canadiens, latino-américains ou européens.
Selon le New York Times, un consensus, basé sur la certitude d’une fin prochaine de Fidel Castro, existe désormais entre de hauts fonctionnaires des deux partis. Les Etats-Unis sont poussés à adopter une attitude plus active et à « favoriser une transition pacifique et démocratique à Cuba en injectant de l’argent, de la culture et des idées à l’intérieur de cette île isolée ». D’après le plus avancé des rapports officiels à ce sujet, le gouvernement cubain se trouverait en effet devant une alternative. Soit « s’ouvrir aux forces du marché en permettant à un plus grand nombre de Cubains d’ouvrir de petites entreprises et en invitant plus d’investisseurs étrangers à reconstruire l’économie.
Ceci soulagera dans une certaine mesure les problèmes économiques : avec ou sans changement de la politique des Etats-Unis : mais au coût de l’érosion des bases idéologiques du système cubain ». Soit « étrangler les petites entreprises et maintenir l’investissement étranger à son plus bas niveau, ce qui ne préservera pas non plus le statu quo à Cuba. Si Cuba se refuse à accepter de faire plus de réformes économiques, son économie continuera à s’effondrer et le mécontentement populaire envers le système va s’accroître ». Toujours selon ce document, les Etats-Unis doivent passer d’une stratégie de contention à une stratégie cherchant à « créer les conditions qui rendent possible une transition pacifique » en évitant le chaos généralisé et l’instabilité qui pourraient avoir comme conséquence une émigration massive.
La secrétaire d’Etat Madeleine Albright sans être prolixe dans ses explications a déclaré : « Nous utilisons des armes intelligentes qui visent la cible que nous souhaitons. Nous voulons aider à la création d’une économie de marché indépendante et essayer de faire qu’elle continue son expansion et qu’elle arrive à se séparer complètement de l’Etat. »
Des mesures de flexibilisation restées lettre morte
En s’adressant aux Cubains, Ricardo Alarcon a souligné qu’aucune des mesures de flexibilisation n’a été suivie d’effet après l’autorisation d’un premier vol en juillet dernier. Ni en matière d’importation des denrées alimentaires malgré les démarches, restées lettres mortes, de son gouvernement ; ni en ce qui concerne les envois d’argent (remesas) pour lesquels entraves et contrôles ont été au contraire multipliés ; ni pour la délivrance des visas toujours soumise aux critères politiques définis par Washington.
Des remarques confirmées par le Département d’Etat. Qui ne peut faire autrement, car une série d’amendements à la loi de budget 1999 renforce le blocus et stigmatise la cohérence de la stratégie agressive des Etats-Unis. Un exemple de taille : le titre IV de la loi Helms-Burton, dont Bill Clinton avait promis la modification à ses partenaires de l’Union européenne, est renforcé. Résultat : la propriété intellectuelle détenue par des entreprises liées à des investissements dans des « propriétés confisqués » ne sera plus reconnue. Une entreprise française productrice de rhum est directement touchée.
Ces mesures de « flexibilisation de l’embargo » créent les conditions d’une plus grande pression sur le gouvernement cubain. A l’intérieur, elles visent à faire grandir le mécontentement d’une population dans un quotidien difficile ; à l’extérieur, elles donnent l’image d’un assouplissement. Au fond, cette stratégie s’appuie sur l’accroissement des inégalités, en exacerbant les effets de la légalisation de la circulation du dollar et de l’ouverture de l’économie cubaine (voir encadré), tout en rendant La Havane responsable de tous les maux.
La prostitution, le marché noir et la délinquance se sont développés de manière inquiétante comme les vols, les délits graves et la corruption dans les entreprises d’Etat. Des rumeurs font état de sanctions à l’encontre de responsables d’entreprises du tourisme accusés de manquements dans « l’exercice du contrôle », sans que l’accusation de corruption soit portée à leur égard. Roberto Robaina, le jeune ministre des Relations extérieures depuis 1993, a – t -il été victime d’une « opération Mains propres » comme l’a affirmé la presse internationale ? Selon cette dernière, l’épouse du ministre serait impliquée avec d’autres responsables de l’Agence de tourisme Rumbos dans une affaire de tourisme sexuel et aurait causé l’éviction inattendue de Robaina. Le ministère a démenti et affirmé que l’ex-ministre est en attente d’une nouvelle affectation. D’autres responsables d’entreprises de tourisme ont été démis de leurs fonctions sans être accusés de corruption.
La création en 1993 du statut de travailleur indépendant (cuenta propistas) devait ouvrir des débouchés pour les travailleurs que le ralentissement de l’économie et la réorganisation de la production laissaient sans revenus. Mais le nombre d’actifs concernés est en diminution depuis l’application du nouveau système fiscal (160 000 actuellement contre 198 000 en 1996). Le manque de pièces, outils et matières premières a fait apparaître un marché noir alimenté de vols dans les stocks de l’Etat. Et ces « cuentapropistas » sont ouvertement considérés comme porteurs en puissance des tares du capitalisme.
Ce secteur privé émergeant mais entreprenant et l’arrivée de cadres travaillant dans la gestion des secteurs dollarisés a provoqué l’émergence de nouveaux intérêts dans la société, hors du schéma égalitaire propre au système cubain. Pour éviter le creusement des inégalités et l’enrichissement de ces nouveaux secteurs, un système d’imposition a été mis en place. Des contrôles rigoureux ont pour but la lutte contre le marché noir et les trafics de matériels volés. Ces dispositions, les difficultés résultant du blocus et l’absence d’espaces de représentation et d’expression de la nouvelle réalité ont créé force tensions.
C’est dans ce climat social et sous la pression exercée par les mesures de la Maison Blanche que le gouvernement cubain a durci le Code pénal et renforcé les forces de police. Les peines frappant les délits de droit commun, la prostitution et le marché noir sont alourdies, la peine de mort pourra être appliquée aux trafiquants de drogue ou aux personnes ayant commis des crimes de sang. Mais ce durcissement concerne également les personnes accusées de divulguer des fausses informations, de faire de la propagande en faveur de l’ennemi ou de porter atteinte à la sécurité de l’Etat. Il vise clairement la dissidence. Une seconde loi dite de protection de l’indépendance nationale et de l’économie concerne ceux qui favoriseraient l’application du blocus, apporteraient une aide à la politique des Etats-Unis ou divulgueraient des informations concernant l’économie du pays.
Mesures coercitives et décisions idéologiques
Ces mesures coercitives s’accompagnent de décisions idéologiques, comme l’intervention accrue des organisations de masse et du parti auprès de la population, dans les entreprises, dans les quartiers ; de hausses de salaires dans la Santé, l’éducation, la presse et la police, de la possibilité d’avoir accès à des crédits bancaires. Les appels à la mobilisation se succèdent pour rendre plus efficace la production, augmenter la qualité et la compétitivité des entreprises et introduire des méthodes de gestion modernes. Cette mobilisation fait appel à la conscience de chaque Cubain, à ses sentiments patriotiques et révolutionnaires, mais dans une situation de contraintes matérielles et alors que la grande majorité de la population est née après la révolution.
Les contrôles concernent aussi les responsables politiques et les dirigeants d’entreprises et s’inscrivent dans une véritable opération d’épuration. En juin dernier, le journal du PCC dénonçait le comportement de certains responsables et faisait état d’investigations ou de mesures disciplinaires prises à l’encontre de 1500 militants à partir de plaintes exprimées par la population. Il s’agit de « malversations de ressources de l’Etat », de manquements dans le contrôle économique, d’irrégularités administratives et de « comportements impropres de la part de militants ».
Cuba devant la commission des droits de l’Homme à l’ONU
Des arrestations de dissidents accusés de propager des informations fausses ou de journalistes indépendants ont eu lieu avant et après l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions. C’est le cas des quatre membres du Groupe de travail de la dissidence intérieure, dissidents arrêtés en juillet 1997. Condamnés à trois à cinq ans de prison, ils sont accusés de sédition et d’agissements contre l’Etat. Ils avaient fait parvenir un document intitulé « La patrie appartient à tous » dans lequel ils s’attaquaient au PCC et à certains symboles fondateurs de la révolution.
Ce texte nie la volonté récurrente des Etats-Unis de s’approprier Cuba, critique le système de parti unique, se prononce pour une économie de marché et demande le respect des droits de l’Homme. Il vante les résultats socio-économiques de l’avant révolution et affirme surtout que le 26 juillet, anniversaire du premier soulèvement révolutionnaire, était une date de « deuil et de fratricide » puisque, dit-il, c’est la révolution qui a fait couler tant de sang cubain alors que les morts de l’époque de la dictature « peuvent être comptés sur les doigts d’une main ».
La condamnation des « quatre » a provoqué la protestation des principaux partenaires de Cuba, l’Union Européenne, le Canada et l’Espagne en premier lieu, et a motivé l’adoption, à une courte majorité, d’une résolution condamnant Cuba devant la commission des droits de l’Homme de l’ONU, alors que cette même résolution avait été rejetée l’année précédente, dans le contexte de la visite du Pape et des avancées diplomatiques réalisées par le régime (1). Le 6 juillet dernier, des représentants de quatre organisations de la dissidence intérieure annonçaient une grève de la faim pour demander le respect des droits de l’Homme et la libération des prisonniers politiques. Ce jeûne symbolique a duré quarante jours sans incidents majeurs et a reçu le soutien d’une partie de la dissidence intérieure, de la Fondation cubano-américaine de Miami, ainsi que des écrivains exilés Zoe Valdes et Maria Elena Cruz Varela. Mais ni l’Eglise cubaine ni l’opposition modérée ne s’y sont associées.
Quelle transformation sans démocratie et liberté individuelle ?
Divers groupes d’opposition existent à l’intérieur et à l’extérieur de l’île. Formés de quelques dizaines de personnes, très divisés, ils ne sont pas jusqu’ici en capacité de représenter une alternative crédible auprès de la population. Les uns se prononcent pour l’embargo et contre le dialogue avec La Havane, d’autres se déclarent favorables à une transition avec la participation du PCC et ont même rencontré dans le passé des représentants du gouvernement. Mais tous ont critiqué la condamnation du Groupe des quatre.
Lors de la session extraordinaire de l’Assemblée nationale qui a adopté les deux lois citées, Fidel Castro a souligné le « grand défi » que son gouvernement doit assumer. « Certains de nos amis ne seront pas d’accord. (…) Il n’y aura pas d’autres partis, ni associations, et nous ne permettrons pas qu’on agisse dans la non-reconnaissance de l’autorité de l’Etat cubain. » En référence à la stratégie des Etats-Unis, il affirmait : « Ils veulent profiter de nos faiblesses internes, des limitations, de l’ouverture économique, du tourisme et favoriser la délinquance afin de nous affaiblir, parce que le lumpen (prolétariat) est un allié de la contre-révolution. »
Le défi est grand, mais il n’est pas nouveau. Cuba navigue depuis quarante ans contre les vents défavorables et aura encore une fois à prendre des décisions pour maintenir le cap de la transformation sociale. Le pluralisme à Cuba ne se résume pas à l’existence de l’opposition. Dans le PCC même et dans la population existe une diversité d’idées et une aspiration au débat que les récentes lois risquent d’étouffer. Une démocratie de véritable participation, sans formalisme, où le débat politique serait possible et où la liberté d’expression ne serait pas considérée comme un délit ou comme une menace, serait-elle incompatible avec le projet de transformation ?
La modernisation nécessaire de l’économie devra accentuer les modifications sociologiques et politiques en cours. Le choix s’effectuera de plus en plus entre une avancée démocratique prenant en compte ces modifications et l’acceptation de la coexistence de deux formes d’économie qui font semblant de s’ignorer pour des raisons idéologiques, et la répression et la marginalisation d’une partie de la population. La transformation de la société pourra-t-elle être synonyme de démocratie et d’une plus grande autonomie des individus ?
Le climat de guerre dans lequel vivent les Cubains depuis les débuts du processus révolutionnaire renforce les arguments en faveur des limitations de la liberté d’expression et fait de toute dissidence un complice en puissance de l’ennemi. Il serait dommageable pour la culture, la recherche et le sport cubains que le voisin du Nord réussisse à rendre soupçonnable tout contact ou échange extérieur. La levée définitive du blocus est une priorité puisqu’il est l’un des principaux obstacles à une transformation démocratique radicale de ce petit pays qui a soulevé tant d’espoir chez les progressistes du continent américain.
1. Lors de cette visite, une centaine de prisonniers politiques ont été libérés. Il y en aurait encore 324 selon Elizardo Sanchez, fondateur de la commission cubaine des droits de l’Homme et de réconciliation nationale. 20 % d’entre eux seraient des prisonniers de conscience.
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