La banque maligne des cotonniers du Mali

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Garder la tête froide Au sud du Mali, des producteurs de coton ont créé leur propre réseau de caisses d’épargne et de crédit. Ces « greniers de l’argent » ont permis à leurs sociétaires d’acquérir une plus grande autonomie à l’égard de la toute puissante compagnie malienne du textile et surtout de conquérir un espace d’expression politique.

Au guichet de Kafo Jirinew d’Ouendina, un petit village perdu au coeur de la savane malienne, les conversations vont bon train. Comme chaque matin depuis des semaines, il n’est question que de cette maudite manifestation qui a si mal tourné. Personne n’aurait pu imaginer que l’armée ose intervenir contre de simples paysans réclamant que la Compagnie malienne du textile (CMDT) paie le juste prix du coton, soit 200 francs CFA (100 francs CFA = 1 franc français) le kilo au lieu de 185. Jusque là, les habitants des environs de Koutiala, la capitale cotonnière du Mali, s’étaient persuadés que le seul fait de contribuer plus que quiconque à la santé des caisses de l’Etat les mettait à l’abri de ce genre de dérapages. Le choc est d’autant plus rude que plusieurs manifestants sont toujours à l’hôpital. « Un lundi noir au pays de l’or blanc, ce 14 décembre, estime un militant du SYCOV, le jeune syndicat des producteurs de coton. Même pour Kafo Jiginew, la situation est difficile à gérer. La CMDT l’accuse à mots couverts d’être en partie à l’origine des événements. »

Une banque mutualiste, solidaire des plus démunis

Vu de l’extérieur, accuser une banque de fomenter un soulèvement paysan peut paraître incongru mais il est vrai que Kafo Jiginew n’est pas tout à fait une banque comme les autres. Coopérativiste et mutualiste, la banque des paysans du Mali-Sud est par nature solidaire de ses sociétaires dont elle défend bec et ongles les intérêts. Leaders syndicalistes et chefs traditionnels sont d’ailleurs membres actifs de son conseil d’administration et prennent part à la gestion des affaires aux côtés de la Direction formée, elle, dans les meilleurs instituts africains ou français. »En bambara : langue partagée par l’ensemble des ethnies du Mali : Jigine, c’est le grenier ; une case bâtie dans chaque concession et réservée au stockage des céréales », précise le paysan syndicaliste. Le symbole évoque l’idée de mettre de côté de l’argent pour affronter les mauvaises récoltes, la chute des cours du coton, une pluviométrie insuffisante, un ver dévastateur pour des filaments soyeux. Kafo signifie l’union, la fédération. Avec quatre-vingt-dix guichets disséminés en pleine brousse et soixante-cinq mille sociétaires, le réseau de caisses d’épargne et de crédit pèse désormais lourd dans la vie économique et politique de la région la plus riche du pays. C’est surtout devenu un interlocuteur incontournable pour la CMDT, les autorités locales et les pouvoirs politiques. Kafo Jiginew a été créé sous le régime de Moussa Traoré alors que personne n’osait s’organiser en dehors des mouvements imposés par le pouvoir militaire. Bien avant la création du syndicat, les caisses de Fafo Jiginex ont représenté, face à la société, les producteurs de coton et n’ont jamais cessé depuis.

Le concept de Kafo Jiginew est né de la rencontre des producteurs de coton et d’un groupe de mutualistes français décidés à s’engager dans une action de coopération avec un pays d’Afrique. « Au début des années 80, les grandes banques issues de l’ère coloniale se sont littéralement effondrées. Il fallait rapidement trouver des stratégies de rechange », explique André Chomel, directeur adjoint du Crédit coopératif jusqu’en 1984. En 1987, la Fondation du Crédit coopératif décide de s’associer à quatre organisations non gouvernementales (ONG) européennes (SOS-Faim pour la Belgique, Mani-tese pour l’Italie, Deutsche-Welthungerhilfe pour l’Allemagne, et le Comité français pour la solidarité internationale). Ensemble, mutualistes et représentants des associations se lancent dans une « longue causerie » avec les paysans des environs immédiats de Koutiala. Pour convaincre les leaders paysans de tenter l’aventure de Kafo Jiginew, ils ont deux arguments de poids. Le premier, c’est l’expérience bancaire du Crédit coopératif qui, depuis des décennies, a fait ses preuves en France.

Le second n’est pas négligeable non plus : mutuelle et ONG ont réuni neuf millions de francs pour soutenir une première expérience de trois ans. L’Union européenne confirme son engagement et le gouvernement malien donne son « feu vert « . La toute puissante compagnie malienne du textile apporte, elle aussi, sa bénédiction. « Il était impossible à l’époque de mesurer la capacité d’épargne réelle des paysans, raconte André Chomel. La présence de champs florissants était notre seule certitude ». Principale culture de rente, imposée par l’administration française en 1952 afin d’alimenter les filatures de la métropole, le coton représente 60 % des exportations du Mali et fait vivre le quart de sa population. La réussite du réseau des caisses d’épargne et de crédit est étroitement liée à cette situation économique. 80 % des fonds déposés sur les comptes de Kafo Jiginew proviennent de la production annuelle de coton qui avoisine les 500 000 tonnes.

Dans une épaisse odeur de thé, Kassim, le gérant de la caisse d’Ouendina, armé d’un polaroïd, tire le portrait d’une toute nouvelle sociétaire. « Kafo Jiginew, nous l’avons créée, nous la contrôlons, nous pouvons lui faire confiance, souligne le jeune « paysan-banquier ». Ici, il n’y a pas de gêne ressentie par celui qui n’a pas fait un seul jour de banc d’école. » Les sociétaires n’ont aucune honte à apposer leur empreinte digitale sous leur photo d’identité en guise de signature officielle du carnet d’épargne. « On est parti de très loin, se souvient Kassim. Il y a encore quelques années, la plupart d’entre nous cachaient leur argent liquide dans les troncs d’arbres, dans les jarres en terre cuite ou sous la tôle ondulée des toits des maisons. On craignait les termites : entendez les vols : mais nous n’avions pas le choix puisque aucune banque commerciale ne voulait de paysans. »

La Bank of Africa ou la Banque malienne de crédit et de dépôt n’ont jamais manifesté la moindre intention d’ouvrir des succursales en brousse. Seules les principales villes du pays peuplées de fonctionnaires solvables offrent un intérêt à leurs yeux. Même la Banque nationale de développement agricole (BNDA) créée par les autorités maliennes pour aider les campagnes ne se risque pas au-delà des chefs lieux : Fana, Koutiala ou Sikasso. Kafo Jiginew est donc l’unique institution bancaire à s’être installée au milieu des cases en banco, à deux pas des champs de coton. « Cette banque-là, reprend Kassim, c’est comme la case fétiche du village : elle appartient à tout le monde. » En onze ans d’activité, Kafo Jiginew a su gagner la confiance des paysans… même si les réticents n’ont pas totalement disparu. « J’ai encore des sociétaires qui marquent d’un signe distinctif les billets de banque qu’ils me remettent au guichet pour être sûr de les retrouver », temporise Kassim.

Une caisse dans la brousse, près des champs de coton

Son enfant sur le dos, la femme sourit timidement en voyant le polaroïd cracher sa photo. Rarement chefs d’exploitation, les femmes n’ont que peu de représentation officielle. Elles fournissent pourtant l’essentiel de la main-d’oeuvre dans les champs. Les avant-bras meurtris par les tiges sèches de l’arbuste, elles recueillent à la main les flocons de coton mais ne tirent aucun revenu direct de ce travail effectué dans la poussière et la chaleur. « En février, quand il a remboursé les dettes liées à l’achat des engrais et des semences, le chef d’exploitation verse une somme d’argent aux femmes pour qu’elles aillent au marché acheter des vêtements », explique Adama Sanogo, le président du Conseil d’administration de Kafo Sanogo, le président du Conseil d’administration de Kafo Jiginew pendant dix ans et l’un des plus riches paysans de la région. Alors, nombre de femmes constituent un pécule personnel en faisant du petit commerce de beignets, de produits maraîchers, d’arachides grillées ou de pagnes de coton. Ces revenus, certes modérés, n’ont pas échappé à la vigilance des dirigeants de Dafo. « Ce sont des femmes de paysans, reprend Adama Sanogo, et, à ce titre, il était normal qu’on leur ouvre grand les portes. Nous avons même limité le montant de leur cotisation pour qu’elles puissent devenir sociétaires, à part entière, comme les hommes. » Plus de 10 000 épouses, le plus souvent regroupées en associations, ont adhéré à Kafo Jiginew. Et la majorité ne le regrette pas. Shata, par exemple, a pu emprunter 20 000 francs CFA pour étendre son activité de commerce ambulant. « Auparavant, je ne pouvais acheter que deux à trois kilos de farine. Maintenant, avec le crédit, je dispose en permanence d’au moins deux sacs d’un quintal chacun ; je prépare plus de beignets et je gagne mieux ma vie. » Kafo lui a surtout donné l’envie de gérer elle-même ses affaires. « Mais mon mari garde précieusement mon carnet sous prétexte qu’il a effectué les premiers versements », se plaint Shata.

Des guichets qui font avancer les mentalités

Certains hommes appréhendent, voire dénoncent, les possibles « effets pervers » d’une prise d’autonomie de la femme grâce à Jafo Jiginew. Kadjatou, une amie de Shata, menace même de « divorcer son mari » s’il n’accepte pas qu’elle ouvre un compte. Quelques dirigeants de Kafo rient sous cape : la banque ne modifie pas simplement le rapport à l’argent mais fait avancer les mentalités dans les campagnes comme dans les villes.

Depuis 1994, le réseau a ouvert des guichets à Sikasso, Fana et, bien sûr, Koutiala où Kafo Jiginew vient de faire construire son nouveau siège. Des commerçants, des artisans, des salariés du privé et même des fonctionnaires ont frappé à la porte de la banque des paysans. « Quand on s’est attaqué au milieu urbain, très vite on s’est aperçu que notre système n’était pas adapté. Tout à coup, notre clientèle est devenue hétérogène, explique Alou Sidibé, le directeur du réseau, diplômé de l’Institut africain des hautes études bancaires et financières. Les besoins étaient différents de ceux des producteurs de coton. »

L’organisation du réseau s’est, de plus, rapidement révélée trop artisanale pour répondre, de façon performante, à la multiplication des caisses, au nombre de sociétaires et donc à la quantité de passages d’écriture. L’ordinateur traduit en bambara par « la machine extraordinaire qui donne les instructions » s’est donc avéré incontournable. Alors, chaque matin, à la caisse de Koutiala, les disques durs se sentent revivre et les puces électroniques, repues de poussière de latérite, ouvrent un oeil sous l’effet de la climatisation. « Les caisses des villes sont les plus riches car les artisans ou les fonctionnaires ont des revenus bien plus importants que les agriculteurs », poursuit Alou Sidibé. Le succès urbain est tel que les paysans redoutent la perte de leur pouvoir dans les instances de décisions de Kafo Jiginew.

« Quelles que soient les stratégies de développement du réseau, le pouvoir restera aux mains des paysans. Je serai intransigeant là-dessus », martèle le directeur.

Du réseau artisanal à l’ordinateur en bambara

L’ambition du Conseil d’administration de Kafo Jiginew n’est pas de couvrir l’ensemble du Mali mais de « s’implanter là où les populations n’ont pas accès au circuit bancaire commercial ». Le Conseil pense aux quartiers les plus défavorisés de Bamako, aux paysans d’autres régions du pays qui n’ont pas la chance de bénéficier d’une culture de rente telle que le coton. « Et pourquoi pas dans la région de Kayes, propose l’un des administrateurs. L’argent des émigrés doit pouvoir être canalisé et permettre le développement de cette région oubliée du pouvoir central. » Les plus vieux paysans de Koutiala, qui sont aussi les plus riches, songent également à de nouveaux produits bancaires comme le Plan épargne pèlerinage qui permettrait aux sociétaires, majoritairement des musulmans pratiquants, d’obtenir un crédit à bon taux afin de financer le voyage à la Mecque. Beaucoup voudraient que Kafo Jiginew ait enfin les moyens réels de ses ambitions premières : « Il s’agit de financer des tracteurs pour les paysans, mais aussi l’électrification des villages, la construction d’écoles, des postes de santé, explique alors Sidibé. Or, les ressources collectées auprès de nos sociétaires sont à court terme. En mars dernier, nous avons obtenu 800 millions de francs CFA de ligne de crédit auprès de la Banque mondiale et du gouvernement belge. Ces fonds sont les premiers financements à long terme dont nous disposons à Kafo Jiginew. Il s’agit maintenant de bien les gérer pour contribuer vraiment à l’amélioration des conditions de vie dans la région. »

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