Idées pour civiliser l’international

Civiliser l’international pour faire reculer la violence politique dépasse l’enjeu judiciaire. Cette ambition semble relever de l’utopie tant le monde est traversé de fractures, de dominations, de crises et de frustrations sociales. Comment, dans ce contexte, penser un ordre international nouveau ? La guerre du Kosovo montre ce qui fait cruellement défaut : une éthique universelle ; des institutions légitimes ; une sécurité démilitarisée.

Les crimes de guerre, les génocides, les crimes contre l’humanité, les catastrophes humanitaires ne sont aujourd’hui plus acceptés comme une conséquence logique des crises ou comme une fatalité. Avec le Tribunal international de Nuremberg, en 1945, des criminels nazis sont jugés pour crime contre l’humanité, une notion qui apparaît pour la première fois. Et, en 1948, la Convention internationale sur la prévention et la répression du génocide est adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU. Ce texte, élaboré en réaction à l’Holocauste, fait des crimes contre des groupes ethniques ou religieux, un délit international. En novembre 1970, l’ONU déclare les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre imprescriptibles.

Poids d’une tragédie

Au cours des années quatre-vingt-dix une avancée d’une singulière importance est réalisée grâce à une opinion publique révulsée par les conséquences humaines des tragédies yougoslaves et rwandaises, avec la création par l’ONU du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (1993), du Tribunal pénal international d’Arusha pour le Rwanda (1994) et surtout de la Cour pénale internationale permanente, qualifiée pour juger les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

La création de cette Cour, statutairement complémentaire des juridictions criminelles nationales, ne constitue d’ailleurs pas un recul pour le concept de souveraineté. Sa compétence ne s’exerce, en effet, que dans le cas où l’Etat concerné n’a pas la volonté ou se trouve dans l’incapacité de mener à bien l’enquête ou les poursuites.

Ethique universelle

Naturellement, un long chemin reste à parcourir pour que s’établisse durablement un ordre international fondé sur une justice véritable, qui ne soit pas celle des plus forts. On en est loin. Il y a trop d’intérêts et de stratégies de puissances à bousculer. Mais faire progresser l’expression du droit et de la justice constitue, en soi, une avancée de civilisation.

Les droits humains deviennent des références fondamentales qui fixent un horizon positif et possible à l’activité humaine. Notre époque doit être celle de la concrétisation des droits humains. Les avancées acquises contre la colonisation ou l’esclavage, contre le racisme institutionnalisé que fut le régime d’apartheid, ont rendu plus pressante encore la réalisation d’autres progrès. Les grandes Conférences de l’ONU, par exemple, ont exprimé des aspirations, des besoins, des exigences politiques. Elles ont formulé ou précisé des droits ancrés dans des nécessités sociales et dont la réalisation devient urgente.

Depuis la Déclaration universelle de 1948, tous les domaines importants de la vie sociale ont fait l’objet d’un droit. Les droits civils, appelés droits fondateurs, ont commencé, depuis la Révolution française, à structurer une citoyenneté que les droits économiques sociaux et culturels ont précisée. Mais des domaines d’intervention multiples se sont ensuite identifiés : droit des peuples, droit à la paix, droit au développement, droit à un environnement sain, droit des réfugiés, droits des femmes, des enfants, des travailleurs migrants.

Cette évolution à laquelle a largement contribué l’ONU mais aussi les organisations non gouvernementales (ONG) et une diversité de forces du mouvement social, constitue un fait historique nouveau. Le respect de la dignité humaine, celle de la personne, celle des peuples, sont devenus une exigence plus largement partagée dans le monde malgré des violences inouïes et des fractures sociales profondes. Cette évolution est celle de notre siècle. Les tragédies et les guerres qui l’ont marquée, et l’holocauste perpétré par les nazis, dans son irréductible singularité, ont conduit la Communauté internationale à s’interroger sur ses valeurs, sur ses institutions, sur les rapports entre les nations, sur les droits des peuples et des individus. Ce mouvement est profond. La guerre du Kosovo, qualifiée impunément de guerre « juste » ou de « combat pour la civilisation » montre en revanche avec quel cynisme les politiques de puissance peuvent manipuler les valeurs et l’attachement aux droits humains pour valider des stratégies et confirmer des rapports de force. C’est dire si l’enjeu est élevé et le combat difficile. Mais l’exigence éthique qui se formule dans les droits humains n’a-t-elle pas finalement progressé au XXe siècle ?

Institutions légitimes

Il faut des lieux de multilatéralisme où l’on dise le droit et où l’on prenne les décisions pour l’ensemble de la Communauté internationale et pour chacun de ses acteurs, au nom de valeurs et de principes reconnus par tous. Et l’on n’a pas trouvé mieux, jusqu’ici, que l’Organisation des Nations unies et son vaste système institutionnel.

L’instrumentalisation de l’ONU dans la guerre du Golfe et sa mise à l’écart dans la guerre du Kosovo montrent à la fois les limites de l’organisation créée en 1945 et ses potentialités. L’ONU dessine les fonctionnements d’un ordre international au-dessus des rapports de puissance. Son rôle, même affaibli, est donc insupportable à la seule super-puissance du monde post-guerre froide, les Etats-Unis. C’est dire l’importance du rôle que la France, les pays européens et l’Union européenne pourraient jouer en faveur d’une revalorisation du rôle de l’ONU.

A l’évidence, l’ONU a besoin d’une réforme profonde d’ensemble qui touche à ses institutions et à ses missions afin de correspondre aux exigences du nouvel état du monde. Les aspirations sociales et la diversité de la Communauté internationale doivent s’y exprimer. Il y a là, encore, un enjeu politique de grande dimension. Mais nombreux sont les acteurs de la Communauté internationale qui ont intérêt à des changements structurels de l’ordre international : Etats du tiers monde, forces sociales, mouvements pacifistes, organisations et courants progressistes jusqu’à des opinions publiques rétives à l’expression des dominations. Bien des convergences et des solidarités sont possibles.Un principe nouveau est aujourd’hui établi, celui de la légitimité de l’intervention, au nom des droits humains et du secours humanitaire d’urgence, en faveur des populations frappées par une répression systématique ou victimes de crimes contre l’humanité.Sécurité démilitarisée

Ce principe a été formalisé dans le droit et le « devoir d’ingérence » dont on connaît les limites et les aspects très pervers : le droit d’ingérence est toujours celui du plus fort. Il s’exerce contre les plus faibles. Il est aussi très sélectif : en fonction de choix stratégiques et d’intérêts spécifiques il ne s’applique, par exemple, ni à la Turquie au nom des droits du peuple kurde, ni à Israël au nom des droits du peuple palestinien. Le droit d’ingérence, on le sait, sert trop souvent d’alibi aux politiques de puissance.

Dés lors, comment la Communauté internationale peut-elle assumer de façon positive un vrai devoir d’assistance et de protection à des populations ou des peuples victimes de politiques clairement condamnées au nom des droits humains ? Par quel type d’intervention ? La guerre du Kosovo a montré l’engrenage destructeur de la politique de force. La responsabilité de la Communauté internationale, c’est-à-dire de ses institutions légitimes, est, en revanche, de contribuer à une issue politique des crises, par des processus de règlement négocié en apaisant les tensions, en séparant les belligérants, en protégeant les populations au besoin par l’intervention préventive de forces de sécurisation ou d’interposition.

C’est une politique que les pays de l’Union européenne, par exemple, peuvent assumer. Une sécurité qui ne soit pas synonyme de logique de guerre, mais au contraire, d’efforts conséquents pour que l’outil militaire puisse, au besoin, servir un dessein et une démarche préventive et de nature politique. C’est d’ailleurs dans cet esprit que les communistes ont proposé une coordination des politiques de défense européenne pour la maîtrise des crises et le maintien de la paix.

Faut-il préciser aussi que la conception d’une sécurité démilitarisée fait référence aux dimensions économiques et sociales de la sécurité ? On sait depuis longtemps que l’absence de développement qui nourrit les nationalismes, les intégrismes, voire le terrorisme, constitue toujours une menace contre la paix. L’éradication de la pauvreté et le développement sont les grands enjeux de la période à venir. Ici, le rôle propositionnel et incitatif de l’ONU, les initiatives de la France et de l’Union européenne l’action des forces du mouvement social, y compris sur le plan international, pourraient être déterminants autour de quelques objectifs structurants et urgents : autosuffisance alimentaire, infrastructures de base, développement des moyens pour l’éducation et la santé. Sans oublier les problèmes financiers : processus d’annulation de la dette, valorisation des prix des produits de base, création d’un fond de développement dans le cadre de l’ONU grâce à une fiscalité internationale assise sur une taxe Tobin sur les mouvements spéculatifs de capitaux.

Ce XXe siècle n’est pas essentiellement celui de la guerre ou le « siècle américain » comme l’avait écrit le journaliste Henry Luce, en 1941, dans un article célèbre et prohétique de la revue Life. Ce siècle est aussi celui de l’émancipation des droits humains. Conquérir de nouveaux droits est toujours d’actualité. Mais réaliser les droits déjà formulés est une exigence du siècle qui vient.

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