André Dimanche, éditeur marseillais qui publie les livres qu’il aime, a fait retraduire (par Michel Fabre) un roman de 1928 de l’écrivain noir américain Claude McKay, Banjo qui se passait à Marseille. On s’étonne que personne n’y ait songé avant. Ce livre se trouvait parfois chez un bouquiniste, à Marseille, évidemment. On l’avait acheté, il y a de cela bien des années, sans avoir jamais entendu parler de l’auteur, alors bien oublié. Mais l’édition était de 1931 (MCMXXXI sur la couverture jaune où bondissait un cerf de ce petit in-16), chez Rieder, qui avait publié les premières oeuvres de pas mal d’auteurs étrangers, de Babel à Moravia pour donner une idée. La traduction était d’Ida et Paul Vaillant-Couturier (à vrai dire, c’est pour ça qu’on l’avait achetée), la préface de Georges Friedman, sociologue qui devait comme personne d’autre parler du travail « déshumanisant » et qui était en ces années trente communiste. Pour lui, Banjo était un « extraordinaire prisme », et il ajoutait : « Il ne reflète pas seulement la vie des Frères-du-Port et des autres gars noirs de la Joliette, il nous apprend aussi comment ils voient, eux, les Blancs et leur société. Et c’est peut-être un des aspects les plus curieux de ce livre. Ah ! Une grande civilisation, songe Ray (l’un des héros du livre, écrivain, et l’un des deux doubles de l’auteur, avec Banjo, le vagabond, NDLR), c’est bien trop cocasse pour qu’un sauvage y rencontrât l’ennui. » Ce qui était très justement souligner le côté « ethnographie inversée » du roman.
Aussi entrait-on dans la lecture avec au moins de la curiosité. On en sortait enchanté. C’est qu’il y avait bien cette réflexion, une des plus avancées à cette époque de la « Renaissance de Harlem » sur la « question noire », mais on y découvrait aussi une ville extraordinaire, Marseille d’avant guerre, ses vieux quartiers de la prostitution et de tous les trafics, la « fosse » que les Allemands allaient faire sauter à la dynamite en 1943, une ville où la place de Lenche était devenue la place de l’Ange, et où la rue Bouterie avait été rebaptisée Booty Lane. « C’était le port, disait ce roman, dont parlaient tous les matelots du monde, le port merveilleux, dangereux, attirant, énorme, où tout était possible. » Et puis, un Noir américain qui, comme Banjo, avalait coup sur coup deux platées de pieds paquets, ça méritait le respect, non ? Bref, un roman qu’on ne manquait pas de prêter aux amis, en espérant qu’il reviendrait.
Aussi se réjouira-t-on de cette réédition, dans une collection élégante et une traduction renouvelée qui sacrifie moins au parler « petit-nègre » pour traduire l’argot de Harlem que la précédente, encore qu’on eût aimé que le traducteur, dans sa postface, ait signalé qu’avant lui, et en un temps où il s’agissait d’une vraie découverte, deux traducteurs, dont l’un était rédacteur en chef de l’Humanité avaient offert aux Français ce joyau que Louis Guilloux devait saluer dans la revue Europe (février 1932) à sa parution, et à laquelle Claude McKay avait déjà donné deux nouvelles « Mauvaise tête » (1928) et « Presque blanche » (1931).
Puisqu’il est question de cette revue : il vaut mieux ne pas attendre de la trouver chez les bouquinistes pour acheter le numéro qu’elle vient de consacrer à Pouchkine. Même si, comme le rappelle dans un des articles Marc Weinstein, l’on est de l’avis de cet « illustre personnage (que l’auteur, charitable, ne cite pas) de la culture française confessant discrètement de passage en Russie qu’il ne comprenait pas ce qu’on lui trouvait, à ce Pouchkine », on lira Europe. Pour, justement, comprendre qu’il reste, dit Léon Robel dans son éclairante ouverture à ces 350 pages de texte, « beaucoup à faire pour que Pouchkine soit nôtre. Il reste à faire voir son travail dans son ampleur et sa diversité, à faire entendre sa voix nonpareille ». C’est à quoi s’emploie ce numéro. Textes traduits, et semble-t-il avec bonheur, malgré la réputation d’ »intraduisibilité » de la poésie de Pouchkine, réflexions sur ces questions de traduction, articles d’écrivains contemporains, études théoriques, on peut grappiller dans la carte, on trouvera nourriture à son goût. Et envie de poursuivre, si riches sont cette vie, cette oeuvre. Ainsi, rappelant sa mort en duel, à trente-huit ans sous la balle d’un intrigant français prêt à tout pour être bien en cour, le baron d’Anthès, Iouri Lotman écrit : « Une nouvelle vie commençait, dans l’immortalité de la culture russe. La biographie réelle, la vie de Pouchkine-homme prenait fin, une seconde biographie, posthume, commençait. »
C’est bien de cette biographie-là qu’il est question, que le poète Guennadi Aïgui dise comment son « enfance tchouvache toute pétrie de folklore fut traversée comme la foudre par la première personnalité poétique rencontrée dans [sa] vie : Alexandre Pouchkine » ou que le traducteur français Jean-Louis Backès règle leur compte aux contempteurs du poète, en partant de la « Moustache de Mazepa ». Et, des « Brèves remarques sur la strophe d’Eugène Onéguine » de Jacques Roubaud, montrant par quoi, dans sa métrique même, ce poème à la fois se rattache aux expériences qui l’ont précédé et s’en différencie, au texte de Jean-Claude Lanne « Pouchkine dans le contexte de l’avant-garde russe », c’est à une inscription dans l’histoire de formes littéraires qu’invite ce survol : biographie encore. À tout cela, qui n’est pas rien, on pourra préférer, pourtant, l’étude que Iouri Tynianov (le plus sagace des pouchkinistes, dit son préfacier), dont on a pu lire en 1980 dans la très belle traduction française de Lily Denis (Gallimard) le roman-biographie la Jeunesse de Pouchkine. Sans doute parce que c’est lui qui dit le mieux : et dans le style le plus fluide : « l’évolution littéraire d’une force et d’une rapidité prodigieuse » du poète. Mais pourquoi Pouchkine aujourd’hui ? Parce que c’est le deux centième anniversaire de sa naissance ? Non, répond dans son article « Le don de la liberté » Olga Sédakova, qui dirigea il y a peu un séminaire à l’Université de Moscou « L’oeuvre de Pouchkine et l’opposition à cette oeuvre dans la culture russe », mais « parce qu’il est remarquable que cette beauté qu’incarne Pouchkine se fait plus évidente et plus nécessaire aux époques les plus catastrophiques. »
Il faut dire qu’en ce domaine nous sommes servis. Le 10 juin, Libération publiait une page de publicité (la dernière) de Vivendi, sobrement intitulée « 800 000 fois merci », et qui précisait : « Vivendi remercie les 800 000 actionnaires qui pensent que l’environnement doit être préservé, que la communication doit être libre et facile, et que Vivendi est une valeur d’avenir. » Il n’y a pas si longtemps, les banquiers avaient au moins la franchise de dire dans leur publicité : « Votre argent m’intéresse » ; Monsieur Jean-Marie Messier, patron de Vivendi, ex-Générale des Eaux voudrait nous faire croire que s’il pompe l’argent des actionnaires avec la même ardeur que les nappes phréatiques, c’est pour le bien de l’humanité. Ayant refilé bien cher aux usagers les « eaux glacées du calcul égoïste » sur lesquelles il a hardiment navigué, il voudrait encore qu’on le remercie pour le souci qu’il a de notre santé, le saint homme.
Il est temps de reprendre tous ensemble le refrain érotico-politique sur lequel Banjo, dans le roman de Claude McKay, faisait se déhancher les bars de la Joliette :
« Old Brother Moses is Sick in Beddoctor says he is almost DeadFrom shaking that ThingHe was a Jelly-roll King. Oh ! Shake thatThing. »
(« Vieux frère Moïse est malade au litLe médecin dit qu’il est presque mortD’avoir secoué ça, secoué çaC’était le roi du Jelly-roll. Oh ! Secoue- moi ça. »)
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