Un théâtre «désagréable»

Entretien avec Alain Ollivier

Dans Toute nudité sera châtiée (Toda nudez será castigada), il y a Geni, une prostituée ; elle a rencontré Herculano qui l’épouse et la loge dans une maison à lui. La pièce commence : Geni fait remettre à son mari une bande magnétique qu’elle a enregistrée avant son suicide pour que son mari entende enfin son désir toujours humilié d’être aimée. A propos de la pièce, créée au Brésil en 1965, Rodrigues écrit : « Le véritable dramaturge, celui qui ne feint pas et qui ne triche pas, se limite à creuser dans la chair et dans l’âme, à travailler sur les passions sans espoir qui nous arrachent des plaintes profondes et irréductibles. » Mort à Rio en 1980, Nelson Rodrigues est une figure majeure du théâtre latino-américain et de la littérature brésilienne. S’il fit scandale jusqu’aux années 70 : on appelait son théâtre « le théâtre désagréable » : ce dramaturge est aujourd’hui devenu un classique incontesté. De l’auteur, Alain Ollivier a déjà monté Ange noir, en 1996 à la MC93 de Bobigny. Toute nudité sera châtiée, pièce créé au Studio-Théâtre de Vitry en mai 99, sera au Festival d’Avignon 99.

Vous avez monté, en 1998, Ange noir et vous mettez en scène cette année Toute nudité sera châtiée, de l’écrivain brésilien, Nelson Rodrigues. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce théâtre ? Sa lucidité ? Sa manière d’aller, pour ce qui concerne les rapports de sexe, droit au but, sans pathos, sans sentiments, sans fioritures ?

Alain Ollivier : Exactement. Si l’on considère ce qui s’écrit au théâtre depuis le début du siècle, le théâtre de Paul Claudel s’arrête vers 1925, on s’aperçoit qu’une question reste sans réponse, celle de l’action dramatique : quelle langue, quelle syntaxe pour mener l’action. C’est cette part d’échec que Genet a lui-même constatée. Tout grand dramaturge se caractérise par une poétique de l’action dramatique dans laquelle est enfermée une pensée sur le monde. Cette absence dans le théâtre contemporain, fait qu’en général, je m’y ennuie. Quand j’ai eu fini Partage de midi de Claudel, je ne savais vraiment plus quoi monter. Est arrivé Ange noir. J’ai trouvé, en lisant cette pièce, une vraie motivation. Je peux dire que c’est grâce à Nelson Rodrigues que je fais encore de la mise en scène.

Quelle action dramatique et pour dire quoi ?

Alain Ollivier : A mon avis, quelque chose de tout à fait neuf. Une action dramatique nue, sans rhétorique ; une seule métaphore dans Toute nudité sera châtiée : « Personne n’est plus nu que certains chevaux » ; quelque chose comme la trace d’anciens mythes antiques, dans des phrases brèves, élémentaires. C’est un théâtre qui touche au refoulé, et de manière presque sauvage, cannibale.

Vous parlez des rapports de sexe ? Le même cannibalisme que chez le Suédois August Strindberg ?

Alain Ollivier : Oui. C’est ça. Mais de manière plus dénudée. A cru !! Le Brésil est vraiment un monde neuf. Quand on lit les récits des Pères jésuites, arrivés là-bas par bateau au début du XVIe siècle, on constate leur impression d’avoir perdu complètement leurs repères. Ils vivaient avec la peur d’être capturés, mangés. Ils se sentaient complètement expulsés de leur milieu de référence et avaient du mal à reconnaître les hommes qu’ils rencontraient comme tels. C’est donc une société toute jeune, avec, comme péché originel, l’esclavage qui a laissé des traces ineffaçables. C’est un pays clivé entre une modernité très sophistiquée et un archaïsme des plus pesants. Dans une langue chaude et sensuelle, le refoulé sort « tout cru ». Et cela suscite chez nous bien des résistances.

Quel refoulé ?

Alain Ollivier : Avant tout, l’univers masculin travaillé par l’échec du Père. Dans les pièces de Rodrigues, et particulièrement dans Toute nudité sera châtiée, les hommes sont lamentables, incapables d’aimer : fascinés par une image de madone maternelle qu’ils ne peuvent toucher, ou désirant une « femme-putain » qu’ils méprisent. Dans Ange noir, tout cela est doublé d’un problème racial, avec désir et mépris pour la femme mulâtre. Un univers masculin hanté par un certain matriarcat.

Machisme et impuissance du côté des hommes. Toute puissance castratrice du côté des femmes et douleur de ne pas être aimées pour ce qu’elles sont. C’est un constat terrible, mais pas nouveau !

Alain Ollivier : Peut-être, mais nous sommes dans une société très cultivée, très sophistiquée, très raffinée qui ne peut pas supporter la monstruosité des pulsions, le côté cannibale du théâtre de Rodrigues que je vois comme un pavé lâché dans l’ennui qui nous traverse…

Festival d’Avignon. Tél. : 04 90 14 14 14

Toute nudité sera châtiée,

de Nelson Rodriguez.

Mise en scène Alain Ollivier,

salle Benoît XII. Du 11 au 14 et du 16 au 19 juillet.

* Metteur en scène.

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