Avignon, pour la 53e fois. Des centaines de spectacles : si l’on n’oublie pas le Festival Off. Le « In », lui, propose plus de 40 spectacles de théâtre et de musique, et sept spectacles de danse (deux tiers du temps de la Cour d’Honneur). Angelin Prejlocaj y donne Personne n’épouse les méduses et la chorégraphe argentine Ana Maria Stekelman y convie à la musique avec Tango, vals y tango (desde el alma), son pays ainsi que le Brésil et le Chili étant les invités extra-européens de cette année. Fenêtre ouverte sur quelques spectacles inspirés par l’histoire la plus barbare de notre temps et deux réalisateurs. dossier realise
THEATRALISER L’HISTOIRE
Théâtre et politique. Depuis l’Antiquité grecque, de Sophocle à Brecht en passant par Shakespeare ou Corneille, le thème a collé au genre. Le théâtre contemporain, plus souvent mû par la complexité des rapports individuels, se confronte plus rarement à la mise « en forme » de l’Histoire. Le Festival d’Avignon, cuvée 99, s’il n’est pas marqué du sceau du « politique », inscrit plusieurs spectacles qui s’y essaient. L’Afrique, avec le génocide rwandais dans un spectacle intitulé Rwanda,1994. (Titre provisoire), créé par le Groupov (qui vient de Belgique), mais l’Europe aussi, et plus particulièrement l’Europe centrale et les Balkans, avec Requiem pour Srebrenica, spectacle signé par Olivier Py et en contrepoint, le Colonel-oiseau, un texte de Hristo Boytchev mis en scène par Didier Bezace. Les spectacles du metteur en scène allemand Thomas Ostermeir, actuel directeur de « Die Baracke », annexe du Deutsche Theater de Berlin, sont le plus souvent élaborés à partir des grands drames du XXe siècle. Enfin, la chorégraphe Sasha Walz, future directrice, avec Thomas Ostermeir, de la prestigieuse Schaubühne, présente à Avignon Zweiland, une chorégraphie qui met en scène les relations entre l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Depuis les années 90, le Groupov sous l’impulsion de Jacques Delcuvellerie et avec Marie-France Collard, Jean-Marie Piemme et Matthias Simons, s’attelle à la « question de la vérité » et à la possibilité de la mettre en scène. En 1994, au moment où ils travaillent sur la Mère, de Bertold Brecht, le génocide du Rwanda et la manière dont les medias occidentaux en rendent compte, les révoltent : « D’abord, il y eut la révolte. Le hurlement devant l’horreur, puis le soulèvement de tout l’être devant l’indifférence générale. Vinrent ensuite la colère, parfois la rage, devant les mensonges, la désinformation savamment orchestrée, l’acharnement contre les victimes et leurs amis. »
Frustrations et révolte
Commencent alors plusieurs années de recherche, d’analyses, d’expériences sensibles : dont trois séjours au Rwanda : autour des questions : « Quelles sont les causes du génocide ? Quelles sont les responsabilités ? Comment ces meurtres ont-ils été préparés ? Par qui ? Avec quelle aide ? etc. » Il est vite apparu qu’on présentait l’événement dans le monde occidental, comme un déchaînement de haines ancestrales et tribales propres « aux nègres » déchirés en ethnies. Au terme de quatre années d’études, il apparaît au Groupov, non seulement que le génocide a fait des centaines de milliers de morts, mais qu’il s’est mené une intense bataille diplomatique dans les coulisses de l’ONU pour nier le fait. Que le génocide trouve ses causes dans une haine si profonde qu’elle pulvérise tous les interdits, une haine, fruit d’une grande crainte et d’une grande frustration.
Théâtre à penser
Comment donc donner une forme artistique juste au propos, tout en en éclairant causes et responsabilités, et sans faire de « spectacle-documentaire » mais un « théâtre à penser » : « Un des aspects de notre travail a été de donner à entendre que cette «sauvagerie» ne nous est pas étrangère. Non seulement nous, Européens, avons créé les conditions de cette horreur mais, en nous et ici même, en Europe, existent toujours les potentialités de massacres impitoyables. » Ainsi le traitement scénique, qui sera une grande forme, avec orchestre (5 musiciens), trio vocal, deux chanteurs rwandais, vidéo, plusieurs acteurs rwandais et européens et choeur parlé des morts du Rwanda, s’il ancre cette « Chevauchée furieuse » dans la réalité rwandaise, devrait interdire à quiconque de penser que pareilles catastrophes sont l’apanage des « nègres ». Le spectacle se clôt sur un long poème épique qui s’apparente à la tragédie grecque. C’est aussi cette dernière qu’évoque Olivier Py, pour parler de Requiem pour Srebrenica. En pleine guerre au Kosovo et pendant les bombardements de l’OTAN sur la Serbie, le jour même où Milosevic était accusé de crimes contre l’humanité, le metteur en scène exultait : « Quand on a joué Requiem pour Srebrenica en janvier à Orléans, je ne croyais pas du tout qu’une telle décision soit possible. Depuis 92, depuis le siège de Sarajevo, je ne comprends vraiment pas ce qui n’a pas résonné chez les autres et qui a résonné si fort pour moi. » Pourquoi cette révolte précisément sur le problème des Balkans ? « Le devoir moral est illimité et ce que peut faire un individu est forcément limité. Je ne comprends vraiment, vraiment pas les âneries proférées par certains intellectuels. Dans la pièce Théâtres, que j’ai écrite et qui est mise en scène à Avignon par Michel Raskine, j’ai tenté d’exprimer ce qui de moi, de mon autobiographie rencontre la douleur des victimes sur la terre. »
Folie et normalité
Pour faire parler la population bosniaque massacrée par l’armée serbe, le 11 juillet 1995, Olivier Py a imaginé des « Suppliantes », un choeur de trois femmes qui prennent en charge la souffrance et la mémoire des disparus. L’écrivain n’a pas pu écrire de texte : « Je ne me sentais pas à la hauteur d’une telle écriture. J’ai trouvé plus important de donner la parole aux acteurs de l’événement et aux journalistes. J’ai écrit avec mes ciseaux, dépouillé tous les documents, tous les journaux, toutes les déclarations d’hommes politiques sur le sujet ; puis tenté de faire un montage qui rende compte des faits et de l’hypocrisie des dirigeants. Le problème dramaturgique pour ce travail, était une question tant politique qu’esthétique : comment traiter la parole des bourreaux, directs et indirects, et celle des victimes alors même qu’elles n’avaient pas du tout le même poids. J’ai tenté de faire entendre le silence des victimes et leur incapacité à dire l’innommable en refusant toute mise en scène. A d’autres moments il fallait au contraire mettre en scène «la mise en scène» et le «spectacle» des puissants. D’un côté la souffrance indicible ; de l’autre, la parole utilisée pour mentir. Le spectacle joue de cette tension. Requiem et satire. D’un côté, le porte-voix, les micros, projecteurs et ltribunes, c’est-à-dire les objets du pouvoir. De l’autre des paroles de souffrance humaine, proférées par trois «suppliantes», trois actrices remarquables. Pour moi, ce n’est pas une pièce «d’actualité», c’est un geste artistique pour pénétrer plus avant la connaissance de l’humain. D’ailleurs, aujourd’hui, l’enjeu politique est très atténué. Il s’agit davantage d’une pièce de prières pour les morts. Ces deux spectacles rejoignent les origines du théâtre, lié au culte des morts, quand les acteurs se détachaient de la communauté en jouant le rôle des morts. »Hristo Boytchev, auteur dramatique bulgare contemporain, oppose dans le Colonel-oiseau, pièce écrite en 1995, deux communautés : celle de ceux qui fabriquent les lois du monde contemporain, précisément le Parlement de Strasbourg, et celle d’un petit groupe d’hommes qui pourrit au fin fond des Balkans dans une sorte d’asile de fous. Une erreur du Ciel : un parachutage de l’ONU destiné à la Bosnie : va lui permettre de faire son entrée dans l’Histoire. Confrontation de la folie et de la normalité, mais qui est fou ? Confrontation de l’Europe des pauvres et de celle des nantis ? Didier Bezace qui a déjà travaillé sur la mise en scène de l’Histoire avec Brecht, Bove et Tabucchi poursuit sa réflexion : « C’est peut-être le rôle du théâtre et de lui seul que de ralentir un peu pour que nous ayons le temps au moins de nous y regarder patauger. » Pour la forme à donner au spectacle, il pense déjà à une confrontation entre deux espaces : d’un côté, l’Europe compatissante et indifférente à la fois, celle qui, plutôt riche, est installée sur les gradins ou les fauteuils prestigieux du théâtre pour écouter. De l’autre, celle qui, petite et démunie, est constituée de drôles de fous, installés sur un gradin brinquebalant, sorte de machine à jouer et à raconter. .
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